Sous la présidence de Dominique Perben, la Commission « Enquêtes internes » du Club des Juristes formule 7 recommandations pour structurer et promouvoir les enquêtes internes en France comme un levier de compétitivité et de souveraineté judiciaire.
Dans un contexte marqué par la montée des exigences en matière de conformité et d’éthique, l’enquête interne s’impose désormais comme un outil stratégique au sein des entreprises françaises. C’est le constat dressé par la *Commission « Enquêtes internes » du Club des Juristes, présidée par Dominique Perben, ancien garde des Sceaux, qui vient de publier un rapport de référence après plus d’un an de travaux et l’audition d’une cinquantaine d’experts issus du monde judiciaire, académique et économique.
Un outil essentiel de gestion des risques et de gouvernance
L’enquête interne, déclenchée à la suite d’un signalement ou d’un audit, vise à vérifier la réalité de faits allégués – qu’il s’agisse de corruption, de harcèlement, de conflits d’intérêts ou de fraudes – et à permettre à l’entreprise de prendre des mesures correctives. Elle se distingue par sa nature strictement interne et l’absence de moyens coercitifs, reposant sur l’analyse documentaire et l’audition des personnes concernées.
Son essor récent s’explique par l’adoption de la loi Sapin 2 (2016) sur la lutte contre la corruption et de la loi Waserman (2022) sur la protection des lanceurs d’alerte, mais aussi par la pression croissante des réglementations étrangères à portée extraterritoriale, notamment américaines et britanniques. L’enquête interne est ainsi devenue un élément essentiel des programmes de conformité, un gage de crédibilité auprès des autorités et un levier de négociation dans le cadre de la justice pénale négociée.
Un cadre juridique encore lacunaire, source d’insécurité
Malgré son importance croissante, l’enquête interne demeure peu encadrée par la loi française. Si la jurisprudence a posé certains principes pour protéger les droits des salariés et éviter les abus, et si des guides de bonnes pratiques ont été publiés par l’Agence française anticorruption (AFA), le Parquet National Financier (PNF) ou le Conseil national des barreaux, ces recommandations restent non contraignantes et parfois incohérentes entre elles.
Cette absence de cadre législatif expose les entreprises à une insécurité juridique, notamment quant à l’articulation entre enquête interne et enquête judiciaire, au rôle des avocats, aux droits de la défense et à la protection de la vie privée des salariés. Une récente évolution jurisprudentielle a d’ailleurs précisé qu’il n’existe plus d’obligation systématique de diligenter une enquête interne en cas de plainte pour harcèlement, l’employeur pouvant remplir son obligation de sécurité par d’autres moyens adaptés.
Souveraineté et compétitivité : des enjeux nationaux
Au-delà de la gestion des risques internes, la Commission met en avant l’enjeu de souveraineté : en développant une culture forte de l’enquête interne, les entreprises françaises peuvent limiter l’intervention de juridictions étrangères, protéger leurs données stratégiques et renforcer leur capacité à négocier avec les autorités nationales et internationales. Un point crucial dans un contexte de compétition économique internationale et de multiplication des sanctions extraterritoriales.
Sept recommandations pour structurer la pratique
Pour répondre à ces défis, la Commission formule sept recommandations majeures, cherchant un équilibre entre efficacité, respect des droits fondamentaux et souplesse :
- Refuser un encadrement législatif strict : la Commission s’oppose à une par une extension des dispositions du Code de procédure pénale détaillant la procédure à suivre par l’entreprise ainsi que les droits des salariés, estimant qu’une telle rigidité nuirait à leur efficacité et freinerait leur développement.
- Encourager les bonnes pratiques : chaque entreprise est invitée à élaborer un guide d’enquête pour favoriser le développement de bonnes pratiques
- Donner une définition légale de l’enquête interne dans le Code du travail :
Adopter un nouvel article L. 4121-6 du Code du travail, donnant une définition de l’enquête interne, ainsi rédigé :
« Une enquête interne désigne un processus formel mené au sein d'une organisation privée ou publique, visant à vérifier si les faits allégués ou les soupçons de violations aux lois ou aux règles internes de l'organisation sont avérés. L'enquête interne doit prendre en considération les éléments probatoires relatifs aux personnes physiques, à charge comme à décharge, tout en respectant leurs droits et en mettant en œuvre des moyens proportionnels à l'objectif fixé. L'enquête interne favorise l’intégrité de l’organisation privée ou publique. Elle contribue à assurer sa conformité aux lois et règlements, et d’améliorer sa gouvernance tout en protégeant sa réputation et ses membres. »
- Réaffirmer la protection du secret professionnel de l’avocat : les enquêtes menées par un avocat doivent rester protégées par le secret professionnel, condition essentielle à la défense des droits des entreprises et de leurs dirigeants.
- Encadrer les relations entre enquête interne et enquête pénale : la Commission soutient la proposition de loi Marleix visant à renforcer les droits des personnes entendues dans une enquête interne lorsqu’une enquête judiciaire est en cours, tout en proposant des ajustements pour préserver les droits de la défense de l’entreprise.
- Renforcer l’indépendance des investigations : en cas de suspicion pesant sur des dirigeants, la création de comités ad hoc indépendants est encouragée, plutôt que la nomination judiciaire d’un mandataire ad hoc, afin de garantir l’intégrité des enquêtes sans porter atteinte à la défense de l’entreprise.
- Préserver le libre choix de l’avocat : la Commission rejette toute interdiction générale du cumul des missions d’avocat enquêteur et d’avocat défenseur, préférant responsabiliser les entreprises sur la gestion des conflits d’intérêts et garantir la liberté fondamentale du choix du conseil.
Une « troisième voie » entre vide juridique et excès de formalisme
Le rapport du Club des Juristes trace ainsi une troisième voie, misant sur la responsabilisation des acteurs et la construction de standards français, plutôt que sur une régulation uniforme et contraignante. Il appelle les pouvoirs publics à accompagner la montée en puissance des enquêtes internes, au service de la compétitivité, de la transparence et de la souveraineté judiciaire des entreprises françaises.
Arnaud Dumourier
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*Composition de la commission
Président :
- Dominique Perben, Ancien garde des Sceaux et avocat associé au cabinet Simon Associés
Co-rapporteurs :
- Raphaël Gauvain, Ancien Député et avocat associé au cabinet Stephenson Harwood
- Stéphane de Navacelle, Associé gérant du cabinet Navacelle
Membres :
- Fleur Jourdan, Associée fondatrice du cabinet Fleurus Avocats
- Thomas Baudesson, Avocat associé chez Clifford Chance
- Frederick Davis, Ancien procureur fédéral à New York
- Haritini Matsopoulou, Professeur de droit à l’Université Paris-Saclay
- Jean-Christophe Muller, Avocat général près la cour d’assises de Paris
- Franck Raimbault, Directeur juridique social d’Air France
- Fabrice Fages, Avocat associé au cabinet Latham&Watkins
- David Chilstein, Professeur de droit pénal à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
- Frédéric Loeper, Partner chez Accuracy
- Didier Casas, Secrétaire général du groupe Bouygues
- Mouna Sepehri, Cofondratrice d’Orson
- Arthur Dethomas, Avocat associé au cabinet Hogan Lovells
Secrétaires de commission :
- Jean Chuilon-Croll, Docteur en droit privé et sciences criminelles
- Adunia Regea Feyisa, Élève avocat au cabinet Stephenson Harwood