Matthias Guillou, associé, et Hélène Church, avocate au sein du cabinet Chemarin & Limbour, livrent leur analyse sur la nouvelle définition de la prise illégale d’intérêts introduite par la loi n° 2025-1249 du 22 décembre 2025 portant création d’un statut de l’élu local.
Longtemps critiquée en raison d’un champ d’application jugé trop large, la prise illégale d’intérêts a connu plusieurs réformes sans que celles-ci aient permis, jusqu’alors, de satisfaire pleinement les attentes des praticiens comme des élus.
La loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire, qui avait substitué, à la notion d’ « intérêt quelconque », celle de l’ « intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité » avait déjà pour ambition de restreindre le périmètre de l’infraction avant que ce changement ne soit neutralisé par la Cour de cassation[1].
Introduite dans l’objectif affiché de sécuriser durablement l’exercice des mandats locaux, la loi n° 2025-1249 du 22 décembre 2025 portant création d’un statut de l’élu local, entrée en vigueur le 24 décembre 2025, rompt définitivement avec la logique d’extension du champ du délit en procédant à des modifications substantielles[2].
L’article 432-12 du Code pénal prévoit désormais :
« Le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ou par une personne investie d’un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, en connaissance de cause, directement ou indirectement, un intérêt altérant son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement, est puni de cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de 500 000 €, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l’infraction.
Ne peut constituer un intérêt, au sens du présent article, un intérêt public ou tout intérêt dont la prise en compte est exclue par la loi.
L’infraction définie au présent article n’est pas constituée lorsque la personne mentionnée au premier alinéa ne pouvait agir autrement en vue de répondre à un motif impérieux d’intérêt général. »
En synthèse, les principaux changements opérés sont les suivants :
- La substitution d’un intérêt « altérant» à « de nature à compromettre» (l’Assemblée nationale ayant initialement privilégié le terme « compromettant ») implique, en toute hypothèse, la preuve d’une atteinte effective. La seule apparence d’un conflit ou l’existence d’un lien institutionnel ne devraient donc plus suffire à caractériser l’infraction ;
- L’exclusion de l’intérêt public du champ de l’infraction. Le texte consacre le principe selon lequel la responsabilité pénale d’un élu ne saurait être engagée du seul fait de la défense d’un intérêt public;
- L’introduction d’une cause d’exonération permettant d’écarter la responsabilité pénale de l’agent public ayant agi pour répondre à un « motif impérieux d’intérêt général» ;
- La réaffirmation de l’élément intentionnel du délit par l’introduction du critère « en connaissance de cause » impliquant la démonstration concrète que l’élu a agi sciemment.
Cela entraîne des conséquences substantielles sur la caractérisation de l’infraction de prise illégale d’intérêts.
En premier lieu, le passage de la potentialité (« de nature à compromettre ») à l’effectivité (« altérant ») renverse la charge de la preuve et modifie la manière de caractériser l’élément matériel du délit.
Tandis que, jusqu’alors, la prise illégale d’intérêts pouvait être retenue sur le fondement d’une simple apparence de conflit, dès lors qu’un lien institutionnel ou une situation de cumul de fonctions pouvait susciter un doute, la nouvelle exigence d’un intérêt « altérant » l’impartialité, l’indépendance ou l’objectivité suppose la démonstration d’une atteinte réelle et concrète.
Ce glissement probatoire est loin d’être neutre pour l’accusation, désormais tenue de démontrer une influence effective sur la décision et non plus sur un risque hypothétique ou un simple faisceau d’indices.
Ces modifications atténuent considérablement la portée d’une infraction historiquement conçue comme préventive, voire « obstacle », favorisant l’impartialité objective à l’impartialité subjective.
Ce basculement aura des conséquences pratiques sur la grille d’analyse des faits appliquée par les parquets, et nécessitera des efforts d’harmonisation nationale afin d’éviter des divergences d’interprétation entre juridictions[3].
En second lieu, l’exclusion explicite de « l’intérêt public » du champ des intérêts répréhensibles constitue un rapprochement entre le droit pénal et le droit administratif, ce dernier distinguant de longue date les situations de conflits d’intérêts « public-public », dans lesquelles l’élu agit dans un cadre strictement institutionnel, des situations de conflits « public-privé », susceptibles d’engendrer une mise en cause disciplinaire ou contentieuse.
La jurisprudence pénale avait retenu une approche extensive, sanctionnant des comportements pourtant validés par le juge administratif, tels que la participation d’un élu à une délibération attribuant une subvention à une association qu’il préside ès qualités, y compris en l’absence de tout avantage personnel ou de tout préjudice pour la collectivité[4].
En décidant désormais que « ne peut constituer un intérêt, au sens du présent article, un intérêt public ou tout intérêt dont la prise en compte est exclue par la loi », le législateur a entendu exclure expressément les conflits institutionnels ou organiques du champ de la répression pénale, tout en laissant la porte ouverte à d’autres exclusions.
Ce processus de rapprochement du droit pénal et du droit administratif se manifeste également à travers l’introduction d’un motif exonératoire fondé sur la poursuite d’un « motif impérieux d’intérêt général ». Selon le texte « l’infraction définie au présent article n’est pas constituée lorsque la personne mentionnée au premier alinéa ne pouvait agir autrement en vue de répondre à un motif impérieux d’intérêt général ».
Cet ajout conduira nécessairement le juge pénal à se saisir de la notion de « motif impérieux d’intérêt général » qui lui est étrangère[5].
Il pourra toutefois être difficile de prouver qu’un élu « ne pouvait agir autrement », en vue de répondre à un motif impérieux d’intérêt général, cette formulation conduisant de facto à inverser la charge de la preuve, obligeant la défense à démontrer la légitimité de l’action de l’élu plutôt que de laisser au parquet le soin d’établir la culpabilité.
D’ores et déjà, l’on peut entrevoir l’écueil consistant, pour le juge pénal, à se placer dans un rôle d’évaluation de l’opportunité des décisions publiques, normalement réservé au contrôle administratif.
Enfin, l’introduction explicite du caractère volontaire du délit marque la réaffirmation de l’élément intentionnel, celui-ci ayant progressivement évolué vers une infraction quasi formelle.
La Commission Vigouroux avait fait de la réaffirmation de l’élément intentionnel du délit de prise illégale d’intérêts une simple « piste de réflexion », et non une « proposition » normative.
Le « rapport Vigouroux » proposait ainsi de subordonner la caractérisation de cet élément à la méconnaissance « délibérée » par l’agent des exigences d’impartialité, d’indépendance et d’objectivité, ou, à défaut, d’en tirer les conséquences sur le quantum des peines en cas d’infraction non délibérée[6].
En choisissant d’introduire un critère tenant à la « connaissance » des agents, le législateur est allé plus loin en imposant une démonstration explicite de la part de l’accusation, bien que la « connaissance de cause » se rapporte toujours à l’élément matériel.
Au regard de ces modifications substantielles, la question de la rétroactivité in mitius de la loi se pose avec une acuité renouvelée.
En effet, selon l’article 112-1 alinéa 3 du Code pénal, « les dispositions nouvelles s’appliquent aux infractions commises avant leur entrée en vigueur et n’ayant pas donné lieu à une condamnation passée en force de chose jugée, lorsqu’elles sont moins sévères que les dispositions anciennes ».
La nouvelle définition du délit réduisant sensiblement le champ de l’incrimination, les effets pratiques devraient être immédiats, la nouvelle définition conduisant incontestablement à un adoucissement de la répression.
Aussi, les procédures en cours impliquant des élus poursuivis au titre de situations « public-public » devraient logiquement aboutir à des décisions de relaxe, les condamnations non définitives pourraient être infirmées, et seules les décisions passées en force de chose jugée demeureraient inchangées.
La question de la rétroactivité in mitius avait déjà été soulevée lors de la réforme de 2021. En supprimant la référence à « l’intérêt quelconque » et en introduisant celle d’un « intérêt de nature à compromettre l’impartialité, l’indépendance ou l’objectivité », les justiciables avaient pu légitimement anticiper une restriction du champ de l’infraction, et, partant, un adoucissement de la répression.
Toutefois, par un arrêt remarqué du 5 avril 2023, la chambre criminelle avait écarté la rétroactivité in mitius, considérant que la nouvelle définition ne constituait qu’une simple codification de sa jurisprudence antérieure, sans incidence sur l’étendue de l’incrimination[7].
Ainsi, l’application extensive de la prise illégale d’intérêts s’était maintenue, malgré les résistances de certaines cours d’appel[8].
Cette fois, un tel raisonnement de neutralisation paraît nettement plus difficile à soutenir, tant les modifications adoptées visent expressément à circonscrire la répression.
Cette réforme opère donc une dépénalisation partielle de la prise illégale d’intérêts et les praticiens et les élus ne peuvent que s’en féliciter.
En rééquilibrant exigence de probité et sécurité juridique, ce texte met fin à une longue période d’incertitude normative.
Reste à savoir si les juridictions feront application du principe de rétroactivité de la loi pénale plus douce, garantie fondamentale de l’État de droit, que la Cour de cassation avait jusqu’alors écarté.
La réflexion doit-elle toutefois se limiter au seul délit de prise illégale d’intérêts ?
Il apparaît que les modifications adoptées s’inscrivent directement dans le prolongement des préconisations formulées par la Commission Vigouroux.
Or, le rapport proposait également d’engager une réflexion similaire à l’égard du délit de favoritisme figurant à l’article 432-14 du Code pénal, aujourd’hui caractérisé de manière quasi automatique, dès la méconnaissance des règles de la commande publique.
Selon la Commission, ce délit, devenu un délit « excessivement formel », expose de nombreux élus ou agents à un risque pénal disproportionné, alors même qu’aucune intention d’avantager un candidat n’est établie[9].
Aussi, dans une logique de cohérence avec la réforme de la prise illégale d’intérêts, le rapport suggère notamment d’introduire une cause d’exonération lorsque la méconnaissance des règles n’a pour finalité que la poursuite d’un « objectif d’intérêt général impérieux » et de réaffirmer l’exigence d’un comportement délibérément contraire aux règles ou d’une volonté caractérisée d’avantager autrui[10].
Dans cette perspective, au-delà de la seule prise illégale d’intérêts, il serait possible d’envisager une reconfiguration plus large du droit pénal de la commande publique, visant à réprimer les seuls comportements délibérément frauduleux.
Matthias Guillou, associé, et Hélène Church, avocate au cabinet Chemarin & Limbour
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NOTES
[1] Cass. crim., 5 avr. 2023, n° 21-87.217.
[2] L’article 30 de la loi portant création d’un statut de l’élu local figure au chapitre IV, intitulé « Sécuriser l’engagement des élus et les accompagner dans le respect de leurs obligations déontologiques ».
[3] La diffusion d’une circulaire de la Chancellerie apparaît indispensable pour garantir une application cohérente, uniforme et prévisible de la nouvelle incrimination.
[4] Cass. crim., 22 oct. 2008, n° 08-82.068, jugeant que « l’intérêt, matériel ou moral, direct ou indirect, pris par des élus municipaux en participant au vote des subventions bénéficiant aux associations qu’ils président entre dans les prévisions de l’article 432-12 du code pénal ; qu’il n’importe que ces élus n’en aient retiré un quelconque profit et que l’intérêt pris ou conservé ne soit pas en contradiction avec l’intérêt communal ».
[5] Le Rapport « Sécuriser l’action des autorités publiques dans le respect de la légalité et des principes du droit », mission présidée par Monsieur Christian Vigouroux, président de section honoraire au Conseil d’État, remis le 13 mars 2025 au Premier ministre, donne deux exemples de cette situation : celui du maire contraint, afin de faire face à un sinistre, de conclure en urgence un marché au bénéfice d’une entreprise exploitée par un proche, alors que celle-ci était la seule en mesure d’intervenir efficacement à brève échéance et celui de la commune qui investit dans une maison médicale où s’installe finalement un membre de la famille du maire, en l’absence d’autre candidat dans une région particulièrement touchée par la pénurie de médecins, p. 64
[6] Rapport « Vigouroux » précité, pp. 53 à 72 et p. 162
[7] Cass. crim., 5 avr. 2023, n° 21-87.217, jugeant que « les prévisions de l’article 432-12 du Code pénal dans sa rédaction issue de la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021, aux termes de laquelle l’intérêt doit être de nature à compromettre l’impartialité, l’indépendance ou l’objectivité de l’auteur du délit, sont équivalentes à celles résultant de sa rédaction antérieure par laquelle le législateur, en incriminant le fait, par une personne exerçant une fonction publique, de se placer dans une situation où son intérêt entre en conflit avec l’intérêt public dont elle a la charge, a entendu garantir, dans l’intérêt général, l’exercice indépendant, impartial et objectif des fonctions publiques » ; Pour une analyse de l’arrêt : « La prise illégale d’intérêts ne se débarrasse pas de son intérêt quelconque », Le Monde du Droit, 28 avril 2023, disponible en ligne : www.lemondedudroit.fr
[8] CA Metz, ch. corr., 12 déc. 2024, n° 24/553. Pour une analyse de l’arrêt : « Prise illégale d’intérêts : entre inflexion jurisprudentielle majeure et réforme structurante à venir, un délit à la croisée des chemins », Le Monde du Droit, 29 août 2025, disponible en ligne : www.lemondedudroit.fr
[9] Rapport « Vigouroux » précité p. 34
[10] Rapport « Vigouroux » précité pp. 73 à 77 et p. 162
