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« Avocats IA » : Quand l’algorithme usurpe la robe

L'intelligence artificielle (IA) générative est souvent qualifiée de révolution dans le domaine juridique. Lors de la Grande Rentrée des Avocats, la question de l'IA dans la profession d'avocat a nourri les débats. En filigrane, se dessine, pour les justiciables, le rêve – ou le cauchemar – d'une IA avocat, voire d’une IA juge. À l'heure où une « actrice » virtuelle de cinéma, nommée Tilly Norwood et générée par IA, intègre le cast d'une production hollywoodienne, il paraît naturel de voir l'IA dans plusieurs rôles. Des plateformes autoproclamées « avocats IA » se multiplient. Le développement de l’IA juridique doit être libre, chaudement encouragé, dans un cadre éthique, fiable et légal.

La priorité à la protection du public

Pour protéger le public, considération qui prime sur tout éventuel corporatisme, l’exercice de la profession d’avocat et l’usage du titre même sont réglementés. Les sites ou applications « avocats IA », se présentent comme avocats ou prétendent offrir des consultations juridiques. De surcroît, leur fiabilité demeure actuellement limitée. Le Conseil national des barreaux (CNB) et le Conseil national des experts-comptables se sont unis contre cette prolifération[1]. Leur communiqué du 25 juin 2025 a dénoncé les plateformes proposant des prestations par des intervenants non habilités.

Le potentiel juridique considérable de l’IA

Les prétendus « avocats IA » surfent sur l'engouement pour les modèles IA génératives qui peuvent légitimement impressionner. L'IA recèle un potentiel considérable pour optimiser l'accès à l'information juridique et automatiser certaines tâches répétitives. Les enjeux sociétaux de l’IA sont attestés par la coentreprise Stargate aux États-Unis, dotée de 500 milliards de capitaux privés[2]. Elle vise à développer les infrastructures de l'IA (ex : centre de données). Elle a été annoncée lors d'une conférence de presse du président Donald Trump le 21 janvier 2025[3], tant l'IA peut notamment transformer la santé, la recherche, l'énergie, les transports et la justice.

La prudence nécessaire face à l’IA

L'IA doit être utilisée avec discernement. À propos, le CNB a émis, en lien avec la CNIL, des guides pratiques dans l’utilisation de l’IA[4] et un livre blanc[5], destinés aux avocats. L'expression « intelligence artificielle » repose sur un oxymore : elle oppose une faculté naturelle à une création synthétique. On dit que l'IA « pense », « raisonne » et « décide ». Ce vocabulaire anthropomorphique alimente l'illusion qu'une machine pourrait, en l’état, totalement remplacer les professionnels du droit personnes physiques : avocats, notaires, juges… Le ton assuré des IA inspire confiance. La fluidité de leurs textes donne l'apparence d'une rigueur intellectuelle. En dépit de réelles qualités (pour l’instant aléatoires), l'intelligence artificielle reste un artifice.

Les garanties d’un avocat personne physique

Pour garantir la réalité des compétences des avocats, au bénéfice des justiciables, l’accès à la profession est très réglementé[6]. En principe, il faut un master 2 en droit, complété par une formation professionnelle de 18 mois, dont l’accès est sélectif, validée par le certificat d'aptitude à la profession d'avocat. La bonne moralité est vérifiée. La déontologie est contrôlée par les ordres. Le secret professionnel est central, sa violation peut entraîner cinq ans d'emprisonnement. Les avocats sont collectivement assurés en responsabilité civile professionnelle. L'exercice illicite de cette profession est puni d'un an de prison et 15 000 euros d'amende[7].

L’exercice illicite de la profession par les « avocats IA »

Les IA les plus connues évitent de se dire avocats. Mais d'autres se déclarent « avocat virtuel en ligne » ou « votre avocat personnel utilisant l'IA ». Elles personnifient l'IA pour rassurer et intègrent le mot « avocat » dans leur nom de domaine. L'une prétend aider « face à la confusion et à l'anxiété des problèmes juridiques » et claironne : « Bonjour, je suis l'avocat IA de (...). Je connais toutes les lois. » Une autre promet des « consultations juridiques payantes » pour « 1/10 du prix d'un vrai avocat ». L'application I.Avocat a été retirée en 2024, après mise en demeure par le CNB[8].

Les carences des « avocats IA »

Ces « avocats IA » (à ne pas confondre avec les IA destinés aux avocats eux-mêmes) donnent des réponses erronées à des questions juridiques simples. Cela dit, même les grands modèles, généralistes ou spécialistes, peuvent souffrir d'hallucinations et inventer de fausses lois ou décisions de justice. Sans compter leur absence d'intuition, leur stéréotypie et les interrogations sur la transparence. Le rapport du Sénat du 18 décembre 2024 a souligné ces risques[9]. Confier des données sensibles aux IA présente des risques de divulgation d'informations confidentielles, en violation du RGPD. 265 incidents ont été répertoriés en 2024 par le MIT AI Risk Repository, 18 de gravité élevée ayant affecté plus d'1 million de personnes[10].

Le cadre juridique insuffisant de l’IA Act

Face à ces risques, outre la prudence en pratique, des mesures normatives, adaptées et puissantes, s'imposent. Le règlement européen IA Act du 13 mars 2024[11], cadre juridique général de l’IA dans l’UE, semble en décalage avec les besoins réels, malgré ses 144 pages. Ses sanctions ont néanmoins le mérite d’une relative clarté – retrait forcé du marché et des amendes pouvant aller jusqu’à 35 millions d’euros ou 7 % du chiffre d’affaires.

Les recommandations à portée incertaine

Des recommandations sur l’IA en matière juridique ont été émises par plusieurs institutions. Selon le rapport précité du Sénat, toute IA devrait afficher un avertissement bien visible pour alerter qu'elle peut commettre des erreurs et n'est pas habilitée à dispenser des conseils juridiques. Le ministère de la justice, dans son rapport du 23 juin 2025[12], a également fait des propositions telles que la création d'un label « IA digne de confiance » ou d'un observatoire. Ces mesures doivent être sophistiquées et efficaces, sans être kafkaïennes.

L’intérêt des mécanismes juridiques existants

D’autres mesures pourraient s’appuyer sur des mécanismes qui existent déjà. Par exemple, la plateforme Pharos de signalement de contenus illicites de l’internet pourrait inclure « usage illicite d'un titre de profession réglementée ». En attendant, que dire à ces « avocats IA » ? Prendre conseil auprès d'un avocat.

Antoine Braci, docteur en droit, est avocat au barreau de Paris et enseignant à l’université Paris – Panthéon-Assas.

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NOTES

[1] https://www.cnb.avocat.fr/fr/communiques-de-presse/professionnels-du-droit-et-du-chiffre-sunissent-contre-lexercice-illegal

[2] https://stargateprojects.net

[3] https://www.whitehouse.gov/presidential-actions/2025/01/removing-barriers-to-american-leadership-in-artificial-intelligence/ ; https://www.youtube.com/live/X5gMiDnYEds?si=QJ_mNTyjwkv6Fc2y

[4] https://cnb.avocat.fr/fr/actualites/ia-juridiques-un-outil-pour-vous-aider-comparer-les-solutions

[5] https://www.avocatparis.org/actualites/le-barreau-de-paris-publie-son-premier-livre-blanc-sur-lintelligence-artificielle

[6] https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGISCTA000006113122

[7] https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000021342951

[8] https://jss.fr/post/L-application_IAvocat_retiree_des_plateformes_d-applications_mobiles-4212

[9] https://www.senat.fr/travaux-parlementaires/commissions/commission-des-lois/intelligence-artificielle-et-professions-du-droit.html

[10] https://airisk.mit.edu/

[11] https://eur-lex.europa.eu/eli/reg/2024/1689/oj?locale=fr

[12] https://www.justice.gouv.fr/documentation/ressources/lia-au-service-justice-strategie-solutions-operationnelles

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