Le 4 février 2025, Gérald Darmanin, ministre de la Justice, a confié à Daniel Ludet, conseiller honoraire à la Cour de cassation, la mission de piloter un groupe de travail sur l’évolution de l’open data (« données ouvertes ») des décisions de justice. Ce groupe, *composé de magistrats, d’agents du ministère de la Justice et d’universitaires, a remis son rapport au ministre le 11 juillet 2025 et formulé six propositions.
La loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 a posé le principe dans l'article L.111-13 du code de l’organisation judiciaire) de la mise à disposition du public, à titre gratuit, des décisions rendues par les juridictions judiciaires.
La loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice a précisé et complété cet article en prévoyant notamment que les noms et prénoms des personnes physiques mentionnées dans la décision, lorsqu’elles sont parties ou tiers, sont occultés préalablement à la mise à disposition du public. Le principe de la mention du nom des magistrats et des membres du greffe est retenu. Il est toutefois prévu que, « lorsque sa divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage, est également occulté tout élément permettant d’identifier les parties, les tiers, les magistrats et les membres du greffe ».
Le rapport Ludet s’est penché sur plusieurs points de vigilance concernant l'open data des décisions de justice :
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La sécurité des professionnels de la justice : Dans un contexte où l’institution judiciaire et ses acteurs sont fréquemment exposés à des critiques, voire à des menaces — exacerbées par la viralité sur les réseaux sociaux et les outils numériques — la mention des noms des magistrats, greffiers et avocats dans les décisions publiées pose de réels problèmes de sécurité.
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La protection des intérêts économiques des entreprises : Certaines décisions judiciaires révèlent des informations stratégiques ou confidentielles sur les sociétés, dont la publication massive pourrait fragiliser leur position concurrentielle et porter atteinte au secret des affaires.
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La gratuité et les enjeux économiques : Alors que l’accès libre aux décisions de justice stimule l’innovation et alimente le secteur legaltech ou l’édition juridique, la mobilisation de ressources publiques pour rendre cet open data accessible pose la question du financement, surtout dans un contexte de forte contrainte budgétaire.
Les recommandations du groupe de travail
Le rapport formule six recommandations sur l'évolution de l'open data des décisions de justice :
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Occultation systématique des noms et prénoms des magistrats et membres du greffe ainsi que des avocats :
Le groupe de travail considère donc que les noms et prénoms des magistrats et agents des greffes doivent être occultés dans les décisions de justice préalablement à leur mise à disposition du public. Il rejoint ainsi le souhait exprimé le 11 mai 2025 par le ministre de la justice.
Le Conseil national des barreaux (CNB) ayant adopté la position de principe selon laquelle l’occultation du nom des magistrats, qu’il ne souhaite pas, devrait entraîner automatiquement celle du nom des avocats, le groupe de travail préconise également l’occultation des noms et prénoms des avocats mentionnés dans la décision. -
Occultation de la dénomination sociale des entreprises : Les décisions rendues publiques devront également garantir l’occultation systématique de la dénomination des sociétés citées, préservant ainsi la confidentialité de certaines informations sensibles liées à leur activité ou à leur situation économique.
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Occultations préalables à la mise à disposition du public des adresses et des localités, des dates relatives à l’état des personnes et des chaînes de caractères directement identifiantes mentionnées dans la décision, ainsi que ses motifs lorsque la décision a été rendue en chambre du conseil.
- Occultation complémentaire de tout élément dont la divulgation est de nature à porter atteinte non seulement à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes, mais aussi au secret en matière industrielle ou commerciale lorsqu’il s’agit d’entreprises, ainsi qu’à d’autres secrets légalement protégés.
- Les décisions de justice intègres ou plus intègres, c’est-à-dire dans leur rédaction indemne de tout ou partie des occultations dont elles ont pu faire l’objet en application de l’article L.111-13 du code de l’organisation judiciaire, peuvent être mises à disposition d’utilisateurs pour les besoins de leur activité professionnelle ou économique, dans le cadre de conventions, conclues avec la Cour de cassation, et qui précisent les obligations des intéressés quant aux garanties entourant la réutilisation des décisions, la diffusion de décisions à des tiers, et la préservation des secrets légalement protégés auxquels elles pourraient donner accès. Elles précisent également le montant et les modalités du paiement à la charge des utilisateurs pour le service qui leur a été rendu. La situation résultant de la mise en œuvre des propositions de nouvelles occultations
formulées par le groupe de travail pourrait être préjudiciable aux entreprises de l'édition juridique, aux legaltech dont l’activité suppose l’accès à des décisions « intègres » ou « plus intègres » ou encore « enrichies ». Par conséquent, le groupe de travail a proposé que soit mis en place, distinctement de l’open data « grand public », un dispositif reposant sur la mise à disposition de flux « différenciés » ou « spéciaux » de décisions, indemnes de tout ou partie des occultations, pour des catégories de personnes ou des personnes dont l’activité professionnelle, économique ou de recherche repose sur l’utilisation et le traitement des décisions judiciaires. - Poursuivre les réflexions : La mise en œuvre des recommandations implique que se prolonge la réflexion selon les auteurs du rapport, notamment, sur la nécessaire articulation du régime de délivrance des copies aux tiers avec celui de l’open data et sur l’applicabilité ou non du principe de gratuité à la mise à disposition d’utilisateurs de flux spéciaux de décisions de justice intègres ou plus intègres, d’où découlera la nécessité ou non d’une modification de la loi. De même, des discussions devront être menées avec les organisations représentant les milieux professionnels concernés pour préciser le régime juridique des conventions qui seront conclues, notamment en ce qui concerne les garanties qu’elles comporteront pour la préservation des secrets légalement protégés.
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Composition du groupe de travail
- M. Daniel Ludet, président du groupe de travail, conseiller honoraire à la Cour de cassation
- M. Pierre-Yves Couilleau, vice-président du groupe de travail, procureur général honoraire
- Mme Sonya Djemni-Wagner, avocate générale, chargée de mission auprès du procureur général près la Cour de cassation
- Mme Stéphanie Kretowicz, présidente du tribunal judiciaire de Lille
- Mme Karine Malara, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Bourg-en-Bresse
- M. Jean-Baptiste Crabières, secrétaire général adjoint de la première présidence de la Cour de cassation
- M. Edouard Rottier, conseiller référendaire, adjoint à la directrice du service de documentation, des études et du rapport, directeur du projet open data à la Cour de cassation
- Mme Claire Strugala, chargée de mission auprès de la cheffe de service expertise et modernisation (ministère de la justice, secrétariat général)
- Mme Lucie Cluzel-Métayer, professeure de droit public à l'université Paris Nanterre
- Mme Pascale Deumier, professeure de droit privé à l’université Jean Moulin Lyon 3
- Mme Raphaële Parizot, professeure de droit privé à l'université Paris 1 PanthéonSorbonne
- Mme Nathalie Masmontet, directrice des services de greffe judiciaire, tribunal judiciaire de Meaux
Secrétaires du groupe de travail :
• M. Yannick Meneceur, inspecteur de la justice
• M. Pascal Morere, inspecteur de la justice