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Aude Guyon : « Le non-respect de la réglementation, même au nom de l’innovation, peut constituer un acte de concurrence déloyale »

Associée chez FBL Avocats et experte en droit de la concurrence, Aude Guyon éclaire les enjeux spécifiques de la concurrence déloyale dans le secteur des legaltech. À travers l’exemple récent de l’affaire Doctrine, elle analyse comment des pratiques traditionnelles telles que le dénigrement ou le débauchage peuvent s’accompagner de nouvelles formes de concurrence illicite liées à la collecte massive et parfois illicite de données publiques, au non-respect des réglementations ou encore au typosquatting. Elle revient également sur les critères juridiques d’évaluation du préjudice commercial et rappelle que l’innovation ne justifie en aucun cas le non-respect des règles de concurrence loyale. 

Quelles pratiques commerciales peuvent être qualifiées de concurrence déloyale dans le secteur des legaltech ?

Toutes les pratiques traditionnelles, telles que des actes de détournement de clientèle, de débauchage de salariés, de dénigrement, ou de parasitisme peuvent être sanctionnées comme des actes de concurrence déloyale, mais également ainsi que le montre l’arrêt récent du 7 mai 2025 de la Cour d’appel de Paris dans l’affaire Doctrine (Pôle 5, chambre 1, RG n°23/06063) d’autres pratiques comme le non-respect de la réglementation. 

En effet, dans cette affaire, la Cour d’appel de Paris a retenu que la legaltech Forseti, éditrice de la plateforme Doctrine.fr, qui était opposée à cinq éditeurs juridiques historiques avait commis plusieurs actes de concurrence déloyale.

Le point central du litige concernait la manière dont Doctrine avait constitué sa base de données, qui contient des millions de décisions de justice. Les cinq éditeurs historiques lui reprochaient notamment d’avoir collecté massivement et de manière illicite - c’est en ne respectant pas le cadre juridique applicable pour la collecte de décisions -, des centaines de milliers de décisions de justice. La Cour d’appel de Paris a considéré que cette collecte massive effectuée sans respecter la réglementation procurait à Doctrine un avantage indu face à ses concurrents qui en respectant le cadre légal disposaient de moins de décisions, ce qui était constitutif d’un acte de concurrence déloyale à l’égard de ses concurrents. 

Par ailleurs, dans cette affaire, la Cour d’appel de Paris a pu juger qu’une publicité comparative diffusée sur le site Doctrine, qui valorisait le volume de décisions disponibles sur Doctrine par rapport à celui des bases concurrentes, était également déloyale dans la mesure où ce différentiel de décisions reposait en partie sur une collecte illicite de données.  

Enfin, la Cour d’appel de Paris a aussi constaté que la société Forseti qui avait enregistré les noms de domaine « cassation.fr » et « conseildetat.fr », qui laissaient penser aux utilisateurs de façon trompeuse qu’ils étaient détenus par ces juridictions, alors qu’en réalité, ces sites renvoyaient vers le site Doctrine.fr, ce qui créait une confusion pour les utilisateurs. A cet égard, il faut aussi rappeler que le typosquatting, qui consiste à enregistrer des noms de domaines internet proches de ceux d'un concurrent en espérant profiter des fautes de frappe des internautes souhaitant se rendre sur le site concurrent, peut constituer un acte de concurrence déloyale.

La collecte massive de données publiques peut-elle être constitutive d’un avantage concurrentiel illicite ?

La collecte massive de données publiques peut effectivement constituer un avantage concurrentiel et devenir illicite notamment lorsqu’il s’avère que cette collecte est faite en violation des règles applicables. C’est d’ailleurs la position retenue par la Cour d’appel de Paris dans l’affaire Doctrine. Dans cette affaire, les éditeurs historiques reprochaient à Doctrine d’avoir obtenu des centaines de milliers de décisions de justice sans respecter le cadre juridique applicable. 

Avant l’open data des décisions de justice introduit par la loi n°2019-222 du 23 mars 2019, les éditeurs devaient demander aux greffes des tribunaux une copie des décisions de justice. Or, dans l’affaire Doctrine, il ressort que de nombreuses décisions publiées sur le site de Doctrine n’auraient pas fait l’objet de demandes préalables auprès du greffe des différentes juridictions concernées. Ce non-respect de la réglementation par Doctrine a été considéré par la Cour d’appel comme ayant créant une distorsion de concurrence avec les concurrents de Doctrine qui respectaient le cadre juridique applicable en sollicitant l’autorisation des greffes, et obtenaient de ce fait moins de décisions. La Cour d’appel de Paris a considéré le fait pour Doctrine de s’être procuré des milliers de décisions de manière illicite constituait un avantage indu par rapport à ses concurrents. 

Jusqu'où une entreprise peut-elle exploiter des données en open data avant de tomber dans l’illégalité ?

Par principe, les données en open data sont librement accessibles et réutilisables. Toutefois, cela ne signifie que l’accès aux données est synonyme de liberté absolue et que l’exploitation des données est illimitée. Par exemple, une entreprise, exploitant des données en open data peut se trouver dans l’illégalité si elle ne respecte pas des dispositions légales ou contractuelles. Plus généralement, le fait qu’un document soit en open data ne dispense pas l’entreprise de respecter l’ensemble du cadre juridique applicable, comme les règles de concurrence déloyale ou les règles de protection des données personnelles. 

Si l’on prend l’exemple des décisions de justice dont il est question dans l’affaire Doctrine, les décisions rendues par les tribunaux de commerce sont en open data depuis le 31 décembre 2024, et celles des tribunaux judiciaires le seront à compter du 30 septembre 2025. Toutefois, même si les éditeurs ont accès à davantage de décisions, sans les formalités qu’ils devaient réaliser précédemment, ils sont toujours soumis à certaines règles. Ils doivent par exemple s’assurer que les documents qu’ils publient ou utilisent respectent le droit des données personnelles et ne permettent pas d’identifier des personnes physiques.  

Quels critères les juridictions utilisent-elles pour évaluer le préjudice commercial causé aux concurrents ?

Les juridictions disposent de plusieurs méthodes d’évaluation pour réparer les préjudices commerciaux, qui dépendent notamment des pratiques en cause. 

Pour réparer le préjudice, les juges cherchent en général à déterminer les pertes subies par la victime, ou le gain qu’elle a manqué, c’est-à-dire les avantages et profits qui ne se sont pas réalisés. 

En pratique, l’évaluation du préjudice n’est jamais une chose aisée, notamment pour certaines variétés d’actes de concurrence déloyale comme les pratiques consistant à s’affranchir d’une règlementation, qui in fine procurent un avantage concurrentiel indu en évitant les coûts liés au respect des règles. Dans ce genre de cas, il ressort qu’il est encore plus difficile pour la victime d’évaluer son préjudice car elle dispose de peu d’éléments de preuve, si l’on compare avec des affaires de détournement de clientèle ou débauchage.

Dans ce cas, l’évaluation du préjudice peut alors prendre en considération la situation de l’auteur de l’acte de concurrence déloyale, plus précisément « l'avantage indu que s'est octroyé l'auteur des actes de concurrence déloyale, au détriment de ses concurrents, modulé à proportion des volumes d'affaires respectifs des parties affectés par ces actes ». C’est ce qu’a rappelé la Cour d’appel dans l’affaire Doctrine, sans toutefois expliciter en détail le calcul du montant des dommages et intérêts accordés. 

La notoriété ou l’innovation d’une start-up peut-elle justifier des pratiques déloyales sur le marché ?

À l’heure où l’innovation redéfinit les contours de l’économie numérique, certaines start-ups pourraient être tentées de s’affranchir du respect des règles encadrant les pratiques déloyales au nom de la disruption. La condamnation de Doctrine montre toutefois que l’innovation n’exonère pas du respect de la loi. Si les start-ups participent activement à la transformation des secteurs qu’elles investissent, ce positionnement novateur ne saurait écarter l’application des règles de droit. La concurrence loyale reste une exigence fondamentale : ignorer cette règle, c’est s’exposer à de sanctions financières, mais aussi à un dommage réputationnel.  

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