Les Rencontres Territoriales de Droit Public se tiendront à Bordeaux le mercredi 11 juin 2025. Elles seront consacrées au thème Normes et Etat de droit. Nous avons interviewé Patrick Lingibé qui est à l’origine de la création ces Rencontres, membre et président du groupe de travail droit public du Conseil national des barreaux, ancien bâtonnier de Guyane, à l’occasion de cette manifestation d’importance pour le monde des acteurs du droit public.
Pouvez-vous présenter brièvement les objectifs des Rencontres Territoriales de Droit Public et l’importance du thème « Normes et État de droit » cette année ?
Les Rencontres Territoriales de Droit Public (RTDP) ont pour objectif de rassembler des magistrats administratifs, des avocats et des universitaires afin d’échanger sur une thématique relevant du droit public. Elles visent donc à redynamiser le droit public dans les territoires, en associant tous les acteurs de terrain, mais également ceux intervenant au niveau national. L’idée est de mener une réflexion à partir d’un thème sociétal donné. Ces RTDP amènent donc un travail de réflexion commun des avocats, des juges administratifs et des universitaires associant les barreaux, les tribunaux et cours administratives d’appel, les universités, le Conseil d’Etat, la Conférence des bâtonniers de France et le Conseil national des barreaux.
Cette année, le thème « Normes et État de droit » est particulièrement pertinent, car il aborde la manière dont les normes juridiques structurent et régulent la société. L'importance de ce thème réside dans la nécessité de comprendre comment les normes peuvent à la fois protéger les droits des citoyens et garantir le bon fonctionnement des institutions publiques. Il me semble particulièrement crucial en l’état actuel en raison des crises multiples de nature notamment sanitaire, économique, écologique et sociale qui ont mis à l’épreuve durement la solidité des institutions démocratiques et la capacité efficiente du Droit à protéger les libertés fondamentales face à l’action publique au nom de l’intérêt général. Il faut rappeler que l’État de droit implique la soumission de tous, y compris les pouvoirs publics qui sécrètent la norme, à des règles juridiques hiérarchisées et stables. Dans cette soumission, réside la condition essentielle de la démocratie et de l’égalité devant la Norme. En 2025, la multiplication des normes, les restrictions de libertés liées à la gestion de crises multiples et multiformes et les tensions sur l’indépendance de la justice et les acteurs qui incarnent le Droit effectif (magistrats et avocats) ont posé aujourd’hui le débat sur la hiérarchie des normes, la clarté et la qualité du droit face à des aspirations fondées sur la souveraineté toute-puissante populaire. À cela, s’ajoute également la nécessité de préserver des contre-pouvoirs efficaces pour contenir toute atteinte disproportionnée aux Droits fondamentaux et aux Libertés publiques que l’Etat de droit a pour objet de garantir. Ce concept d’Etat de droit n’est pas nouveau puisque le grand juriste positif Carré de Malberg donnait une définition de l’Etat de droit qui est toujours d’actualité : « un système de limitation, non seulement des autorités administratives, mais aussi du Corps Législatif ». Pour résumer, l’État de droit est par définition le contraire du droit de l’Etat. Ce qui est nouveau c’est la production de normes et sur-normes qui ont percuté cet Etat de droit. La présidente du Conseil nationale des barreaux Julie Couturier rappelle à juste titre dans ces différentes interventions qu’il y a une confusion souvent faite entre Etat de droit et état du Droit : le premier, par essence, doit demeurer intangible, car garant de nos valeurs et principes transgénérationnels hérités notamment de l’après-guerre de 1945 et le deuxième qui est nécessairement et naturellement évolutif parce que devant s’adapter aux évolutions de la société. Le Droit n’est pas figé et doit être en connexion avec les réalités sociétales.
Aborder ce thème cette année à travers ces Rencontres permet donc de réfléchir collectivement à la place, à la production de la Norme et son efficacité dans l’Etat de droit.
À qui s’adressent prioritairement ces rencontres ?
Les Rencontres Territoriales de Droit Public s’adressent principalement aux professionnels du droit public, à savoir les avocats, les magistrats, les universitaires, mais également les étudiants en droit et toutes les personnes intéressées par le droit public. Elles sont également ouvertes aux décideurs politiques et aux fonctionnaires qui sont impliqués dans la création et dans l'application des normes juridiques. D’ailleurs, dans l’une des tables-rondes des élus nationaux interviendront.
Le programme de ces Rencontres Territoriales de Droit Public bordelaises est très riche avec un champ très large qui confronte la Norme et l’Etat de droit à tous les niveaux. Il y a 27 intervenants de qualité provenant d’horizons et de profils différents.
Nous aurons une intervention d’un grand témoin en la personne de Monsieur Jean-Denis Combrexelle qui est l’auteur d’un ouvrage très pertinent dont je conseille la lecture « Les normes à l’assaut de la démocratie ».
Par la suite, se succéderont trois tables-rondes. La première intitulée Normes et Etat de droit : quel constat ? quel état de lieux ? La deuxième Normes et Etat de droit : des auteurs pour une écriture normative protéiforme ? Enfin la dernière sera consacrée au sous-thème Normes et Etat de droit : quel avenir normatif pour une démocratie sécurisée et apaisée ? Chacune de ces table-ronde comprend 7 intervenants de qualité.
Selon vous, la multiplication des normes fragilise-t-elle ou renforce-t-elle l’État de droit ?
La multiplication des normes peut avoir des effets ambivalents sur l’État de droit. D'une part, elle peut renforcer l’État de droit en fournissant un cadre juridique plus détaillé et en couvrant des domaines de plus en plus spécifiques. D'autre part, une prolifération excessive de normes peut entraîner une complexité juridique qui fragilise l’État de droit en rendant les lois moins accessibles et compréhensibles pour les citoyens et les praticiens du droit.
Les crises récentes (sanitaires, économiques, écologiques) ont-elles modifié la nature ou la finalité des normes juridiques ?
Les crises récentes ont effectivement modifié la nature et la finalité des normes juridiques. Par exemple, la crise sanitaire a conduit à l'adoption de mesures d'urgence et de nouvelles réglementations pour protéger la santé publique au détriment de droits individuels, telle celle de la liberté d’aller et de venir. De même, les crises économiques et écologiques ont poussé les législateurs à créer des normes visant à stabiliser l'économie et à promouvoir la durabilité environnementale. Ces changements montrent une adaptation des normes aux défis contemporains. Cependant, on note également un affaiblissement des normes protectrices environnementales au regard de contraintes économiques. Il nous faut donc trouver une voie médiane.
Comment garantir la qualité, la clarté et la stabilité des normes dans un contexte de production accélérée et de complexification du droit ?
Pour garantir la qualité, la clarté et la stabilité des normes, il est essentiel de rappeler les exigences que toute norme doit remplir. Celle-ci, pour être efficace doit remplir trois fonctions cumulatives : elle doit être utile, intelligible et adaptée et adaptable. À défaut, elle est inefficace, inefficiente, voire contre productive pour la démocratie et l’État de droit qui en est le garant. En effet, la Norme est un élément fondamental dans l’État de droit. L’actualité démontre qu’elle peut se trouver en opposition avec ce dernier. Trop de normes tuent la Norme et affectent inévitablement la nature de l’État de droit.
Ces Rencontres Territoriales de Droit Public (RTDP) sur le thème Normes et État de droit tombent à pic au regard du procès d’intention qui est fait aux acteurs du Droit, notamment aux magistrats administratifs et également aux avocats. Nous vivons une période où la pression exercée sur les professionnels du droit est particulièrement forte, avec des menaces physiques. Défendre le Droit est devenu une activité dangereuse pour les défendeurs de l’Etat de droit. Nous assistons à une incompréhension entre ces derniers et d’autres qui pensent que l’Etat de droit se résume à une volonté souveraine populaire qui serait sans limites, la Norme étant prise pour cible et critiquée parce que s’opposant à cette volonté.
Pour redonner du sens à la Norme et la réconcilier avec l’Etat de droit, il me semble qu’il est indispensable de mener quatre actions. La première action doit conjuguer consultation et participation. Cette action vise à impliquer les parties prenantes dans le processus législatif pour s'assurer que les normes sont bien conçues et répondent aux besoins réels et aux trois qualités précitées. Nous avons d’ailleurs un exemple d’une telle action avec la réforme du code du travail en 2017 qui a fait l’objet de nombreuses consultations avec les partenaires sociaux, permettant ainsi d’adapter les textes aux réalités du terrain. La deuxième action doit viser la simplification. Cette action vise à éviter la surrèglementation en simplifiant les normes existantes et en éliminant les redondances. Nous avons un exemple d’une telle action avec l’initiative dénommée « Dites-le-nous une fois » lancée en 2019, à la suite de loi du 10 aout 2018 pour un État au service d'une société de confiance, par le gouvernement. L’objectif de ce dispositif vise à alléger les démarches administratives pour les entreprises, en supprimant les doublons et les textes obsolètes. La troisième action doit assurer la transparence. Cela répond à une exigence sociétale : assurer la transparence du processus normatif pour que les citoyens et les praticiens du droit puissent comprendre et suivre les changements normatifs. Enfin, la quatrième action vise à une évaluation continue. Il est indispensable de mettre en place des mécanismes d'évaluation régulière des normes pour vérifier leur efficacité et leur pertinence. Nous avons un exemple d’une telle action avec la loi du 10 août 2028 dite ESSOC (État au service d’une société de confiance) qui a prévu des expérimentations et des bilans pour mesurer l’efficacité des nouvelles règles.
Selon vous, quels sont les principaux défis à relever dans les prochaines années pour garantir la pérennité de l’État de droit en France et en Europe ?
À mon sens, les principaux défis à relever pour garantir la pérennité de l’État de droit en France et en Europe doivent tournent autour de quatre axes principaux : le premier axe doit lutter contre la complexité juridique croissante. Il est impératif de simplifier le cadre juridique pour le rendre plus accessible et compréhensible. Il convient de rappeler que la Norme existe avant tout pour réguler une société et s’applique aux citoyennes et aux citoyens qui ne sont pas des juristes ; le deuxième axe doit viser à assurer la protection des droits fondamentaux. Dans une société numérisée où les outils numériques prennent le pas sur l’individu, en le rendant plus fragile, il est indispensable d’assurer que les normes respectent et protègent les droits fondamentaux des citoyens ; le troisième axe porte sur l’adaptation aux nouvelles technologies. Il est indispensable de réguler les nouvelles technologies et les innovations tout en respectant les principes de l’État de droit et enfin le quatrième axe doit viser le renforcement de la confiance publique. L’excès de normes a pour effet de fragiliser l’Etat de droit et d’amener des réactions populistes et séditieuses contre les acteurs garantissant l’efficacité de cet Etat de droit. Il est indispensable de veiller à maintenir et à renforcer la confiance des citoyens dans les institutions publiques et le système juridique.
Propos recueillis par Arnaud Dumourier