Alfred Reboul, avocat au barreau de Paris exerçant en sanctions internationales et droit pénal international, décrypte les mesures adoptées depuis 2023 par la communauté internationale (US, UE, UK, ONU) contre le Soudan, dans le contexte du conflit opposant les Forces armées soudanaises (FAS) et les Forces de soutien rapide (FSR). Il analyse en particulier la spécificité d’un régime de sanctions appliqué de façon symétrique aux deux factions, toutes deux accusées de violations graves du droit international humanitaire, sans reconnaissance d’une quelconque légitimité de l’une sur l’autre.
L’actualité de septembre 2025, marquée par le refus du gouvernement soudanais d’accepter une proposition de trêve présentée par plusieurs États, souligne l’impasse persistante dans laquelle s’enfonce le pays. Cette séquence intervient quelques mois après que les États-Unis ont décidé, en janvier 2025, de sanctionner simultanément les deux principaux chefs militaires – le général Abdel Fattah al-Burhane, commandant des Forces armées soudanaises (FAS), et Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemetti, à la tête des Forces de soutien rapide (FSR). C’est la première fois que les sanctions internationales sont utilisées dans une logique d’équilibrage : aucune faction n’est reconnue comme légitime, les mesures visant de façon symétrique les deux protagonistes.
Le conflit oppose deux pôles issus d’histoires différentes : les FAS, contrôlées par al-Burhane et héritières de l’appareil militaire central de Khartoum, et les FSR, dirigées par Hemetti et issues des milices janjawid du Darfour. Longtemps alliés, notamment lors du coup d’État de 2021, les deux hommes se sont ensuite affrontés pour le contrôle exclusif du pouvoir. Ce schisme, dont les racines complexes peuvent trouver des explications tant ethniques (entre élites nilotiques et groupes arabo-darfouris) que géographiques (centre contre périphérie), explique la radicalité des affrontements.
Les sanctions internationales se trouvent ainsi appliquées dans un contexte où la rivalité dépasse le cadre institutionnel, pour s’ancrer dans des clivages historiques et identitaires.
Le précédent Béchir : un Soudan longtemps sous sanctions globales
Le Soudan avait déjà connu une longue période de mise à l’écart internationale sous le régime d’Omar el-Béchir. Dès 1997, les États-Unis avaient adopté l’Executive Order 13067, imposant un embargo commercial et financier complet, renforcé en 2006 par l’Executive Order 13412[1].
Parallèlement, le Conseil de sécurité des Nations unies avait instauré, par la résolution 1591 (2005), un régime de sanctions ciblées comprenant gel d’avoirs, interdictions de voyage et embargo sur les armes à destination du Darfour. Ce dispositif s’accompagne d’un Panel of Experts on the Sudan, chargé de surveiller sa mise en œuvre et de documenter les violations. Les rapports de ce Panel, régulièrement prorogés (la dernière fois par la résolution 2676 (2023)), identifient des acteurs, détaillent les circuits d’approvisionnement en armes et assurent un suivi multilatéral. Depuis la résolution 1593 (2005), qui a déféré la situation du Darfour à la Cour pénale internationale, ces travaux complètent le cadre international de responsabilité[2].
Ces mesures, adossées aux poursuites internationales contre Béchir, avaient transformé le Soudan en État sous contrainte internationale quasi-totale. Leur levée progressive entre 2017 et 2019, dans le contexte d’une transition fragile, s’est poursuivie avec le retrait du Soudan de la liste américaine des State Sponsors of Terrorism en décembre 2020. Mais cette normalisation partielle a pris fin avec la guerre déclenchée en avril 2023 entre les FAS et les FSR.
Les régimes américains : un dispositif symétrique et évolutif
En mai 2023, l’administration Biden a pris l’Executive Order 14098, Imposing Sanctions on Certain Persons Destabilizing Sudan and Undermining the Transition to Democracy, autorisant l’Office of Foreign Assets Control (OFAC) à désigner toute personne ou entité compromettant la paix ou alimentant le conflit[3]. Sur cette base, Washington a rapidement visé quatre sociétés commerciales et minières liées respectivement aux FAS et aux FSR.
L’OFAC a ainsi ciblé non seulement les responsables militaires, mais aussi les sociétés écran servant d’infrastructure économique aux factions armées : deux liées aux FAS (commerce, logistique) et deux affiliées aux FSR (secteur aurifère et négoce international). L’objectif est double : tarir les flux financiers alimentant l’effort de guerre et empêcher la dissimulation d’avoirs dans des structures intermédiaires difficilement traçables.
La véritable rupture intervient en janvier 2025, avec deux désignations successives :
- le 8 janvier, Mohamed Hamdan Dagalo (Hemetti), pour son rôle dans les massacres commis au Darfour ;
- le 16 janvier, Abdel Fattah al-Burhane, pour bombardements indiscriminés et entrave aux négociations de paix[4].
Ces sanctions incluent gels d’avoirs, interdictions de transactions avec des entités américaines et restrictions de visas. Elles marquent un équilibrage inédit : pour la première fois, les deux chefs de guerre sont placés sur un pied d’égalité, qualifiés de responsables d’atrocités et déclarés inaptes à gouverner un Soudan pacifié.
Dans le prolongement de l’embargo onusien sur les armes instauré par la résolution 1591 (2005), les États-Unis appliquent également des restrictions complémentaires via l’ITAR et l’EAR, qui visent expressément les biens et technologies à double usage : ce régime empêche de facto toute exportation d’armes, même indirecte, dès lors qu’une entité soudanaise désignée apparaît dans la chaîne contractuelle[7].
L’Union européenne et le Royaume-Uni : un cadre autonome mais limité
En octobre 2023, l’Union européenne a adopté la décision (PESC) 2023/2135 et le Règlement (UE) 2023/2147, établissant un régime autonome de sanctions ciblées sur le Soudan[5]. En juin 2024, le Conseil de l’UE a désigné six responsables (trois affiliés aux FAS, trois aux FSR), assortis d’interdictions de séjour et de gels d’avoirs. Parmi eux : un officier des FAS identifié pour bombardements aériens contre des civils et un commandant des FSR impliqué dans le nettoyage ethnique au Darfour occidental.
Le Royaume-Uni, dans le prolongement du Sudan (Sanctions) (EU Exit) Regulations 2020, a élargi sa liste à plusieurs entreprises soudanaises, visant en particulier le secteur aurifère contrôlé par les FSR et les circuits commerciaux de l’armée[6]. L’approche britannique reste tournée vers les flux financiers plutôt que vers les seuls acteurs individuels.
Contrairement à l’UE et aux États-Unis, les organisations régionales comme l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD) ou la Ligue arabe n’ont pas mis en place de mécanismes juridiques de sanctions. Leur rôle reste diplomatique et médiateur. Le retrait temporaire du Soudan de l’IGAD en 2023, en réaction à la médiation kenyane jugée partiale, illustre la faiblesse structurelle de ces initiatives. L’absence de régimes régionaux contraignants accentue la dépendance aux sanctions occidentales et limite la pression réelle sur les deux factions.
Une efficacité fragmentée
L’efficacité des sanctions demeure limitée. D’une part, la plupart des individus désignés n’ont pas d’avoirs identifiables aux États-Unis ou dans l’Union européenne, ce qui réduit l’effet économique immédiat. D’autre part, les FAS et FSR continuent de bénéficier de réseaux régionaux (Égypte, Émirats arabes unis, Tchad), qui échappent aux sanctions actuelles.
Les régimes unilatéraux (UE, États-Unis, Royaume-Uni) produisent surtout des effets de marginalisation politique : ils isolent les deux chefs de guerre sur la scène internationale et empêchent toute reconnaissance officielle de leur légitimité future.
Pour autant, l’actualité de septembre 2025 rappelle la limite de ce dispositif : malgré la pression internationale, le gouvernement soudanais rejette toute trêve négociée, et les violences se poursuivent. En l’absence d’un régime multilatéral onusien étendu et sans relais régionaux effectifs, les sanctions actuelles produisent surtout un effet symbolique et documentaire, plus qu’un levier opérationnel de résolution du conflit.
Alfred Reboul, avocat au barreau de Paris exerçant en sanctions internationales et droit pénal international
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Notes :
[1] Executive Order 13067 (1997) ; Executive Order 13412 (2006), Federal Register.
[2] Conseil de sécurité des Nations unies, Résolution 1591 (2005), S/RES/1591 (2005) ; Résolution 1593 (2005), S/RES/1593 (2005) ; Résolution 2676 (2023), S/RES/2676 (2023).
[3] Executive Order 14098, 4 mai 2023, Imposing Sanctions on Certain Persons Destabilizing Sudan and Undermining the Transition to Democracy.
[4] U.S. Department of the Treasury, Sanctions Designations – Abdel Fattah al-Burhan and Mohamed Hamdan Dagalo, Press Release, janvier 2025; Executive Order (EO) 14098.
[5] Panel of Experts on the Sudan, Final Report, S/2023/901, 15 novembre 2023.
[6] UK Government, Sudan (Sanctions) (EU Exit) Regulations 2020, consolidated list updates 2023–2024.
[7] U.S. Department of State, International Traffic in Arms Regulations (ITAR) ; U.S. Department of Commerce, Export Administration Regulations (EAR), 2024.