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Bertrand Kleinmann : « Encadrer l’usage de l’IA au tribunal est une nécessité éthique et technique »

Face à l’essor des outils d’intelligence artificielle dans le monde juridique, le Tribunal des activités économiques de Paris a pris les devants en élaborant une charte encadrant leur usage. Bertrand Kleinmann, vice-président du TAE, revient sur les motivations, les principes fondateurs et les premières applications concrètes de cette démarche pionnière.

Pourquoi avoir créé une charte spécifique sur l’utilisation de l’intelligence artificielle au sein du tribunal ?

L’objectif est clair : encadrer l’usage des systèmes d’intelligence artificielle (SIA) et des données personnelles et sensibles dans le cadre juridictionnel. Nous sommes persuadés que ces outils vont se développer, et qu’ils présentent un intérêt réel, à condition d’être strictement encadrés. Il était donc essentiel de fixer des règles pour éviter les comportements "sauvages", comme par exemple un juge qui copierait des conclusions dans un outil comme ChatGPT sans précaution, ce qui poserait de sérieux problèmes de conformité au RGPD.

Quels sont les grands principes de cette charte ?

La charte stipule que les juges ne peuvent utiliser que les SIA validés par le tribunal, et uniquement pour les assister dans l’exercice de leur mission juridictionnelle. L’usage d’outils du commerce est interdit dans ce cadre. Il s’agit d’une charte éthique, qui fixe les interdictions, mais nous avons aussi la responsabilité de fournir les outils autorisés.

Vous avez également adopté des lignes directrices. À quoi servent-elles ?

Les lignes directrices sont destinées aux développeurs des outils. Elles traduisent les principes de la charte en exigences techniques et juridiques concrètes. Elles précisent, par exemple, les règles de droit applicables et les modalités de conformité. L’approche est celle de la gestion des risques, comme dans l’industrie pharmaceutique : le risque zéro n’existe pas, mais il faut encadrer au maximum.

Comment s’organise la gouvernance autour de ces outils ?

Nous avons mis en place une double gouvernance :

  • Un comité numérique, qui vérifie la conformité technique des outils (infrastructure SecNumCloud, open source, absence d’hallucinations…).
  • Un comité déontologique, qui s’assure du respect des principes fondamentaux : traçabilité, formation, retour utilisateur, etc.

Quels sont les outils IA déjà en place ou en développement ?

La première application concerne la distribution des affaires de contentieux entre les chambres spécialisées. Elle lit les assignations, extrait les informations, propose une cotation de la difficulté et identifie les spécialités juridiques. Cela permet une répartition optimale de la charge de travail entre les chambres et les juges.

Nous avons choisi une approche asynchrone : les assignations sont traitées la nuit, ce qui réduit considérablement les coûts (environ 100 € par audience, soit 4 000 € par an, contre 200 000 € par an en temps réel). L’outil ne fait pas d’apprentissage, il applique des règles prédéfinies, ce qui garantit la souveraineté et la sécurité des données.

D’autres applications sont-elles prévues ?

Oui, notamment pour le traitement des injonctions de payer et pour la préparation des jugements d’ouverture de procédures collectives. L’idée est toujours la même : extraire les données nécessaires à partir de dossiers souvent composés de documents scannés et mal ordonnés, pour faciliter le travail du juge.

Nous avons également testé des outils de recherche juridique du commerce, qui offrent un gain de temps et de qualité considérable. Ces outils sont synchrones et permettent une interrogation immédiate des bases de données éditées mais représentent un coût important.

Quels principes fondamentaux entendez-vous protéger ?

Nous nous référons à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme : droit à un procès équitable, public, dans un délai raisonnable, par un juge indépendant et impartial. Nous ajoutons la nécessité de motivation et de traçabilité des décisions.
L’IA ne remplace pas le juge, elle l’assiste.

Comment formerez-vous les juges à ces outils ?

Chaque juge devra signer la charte. Une formation est prévue sur les lignes directrices, pour bien comprendre les enjeux.
La formation aux outils eux-mêmes est assez simple, mais elle reste indispensable.

Quand les premières applications seront-elles opérationnelles ?

L’application de distribution des affaires est en phase de recette. Nous la testons en parallèle du traitement manuel. Si tout fonctionne comme prévu, nous serons prêts à passer en opérationnel complet dans deux mois.

Propos recueillis par Arnaud Dumourier

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