L’inadaptation du droit au traitement des catastrophes sanitaires

Décryptages
Outils
TAILLE DU TEXTE

Hubert SeillanHubert Seillan, docteur d’Etat en droit, avocat à la cour d’appel de Paris, cabinet Michel Ledoux et associés revient sur l’inadaptation du droit au traitement des catastrophes sanitaires en marge de la jurisprudence amiante.

A défaut de satisfaire Pierre, Paul et Jacques, les contentieux de l’amiante n’en finissent pas d’alimenter la chronique depuis plus de vingt ans. (1) Commentaires des marches du Palais, entretiens dans la presse, notes de doctrine savante reprennent à l’envie l’histoire du "crime", la lente agonie des victimes et la difficulté de l’appareil de justice à trouver une réponse socialement acceptable. Dans ce contexte, forcément habité par la passion, des dispositifs d’indemnisation ont été ajoutés à ceux déjà existants, créant des disparités et de nouvelles sources de mécontentements. Fondés sur la solidarité, ils ont été vus comme une échappatoire pour les "responsables" de l’Etat. Comme cela a été dit ailleurs à propos de la formule pollueur-payeur, l’argent ne suffit pas là où il y a faute. 

Un droit civil peu adapté

Mais faute y-a-t- il eu ? La question partage. Elle est patente ici mais très discutable là. Or il a fallu la trouver car elle est la condition d’une indemnisation améliorée des salariés. Il faut savoir que le régime des accidents du travail fondé en 1898, n’assure pas une réparation intégrale mais réduite à un forfait. Ce dispositif aujourd’hui unique et donc discriminatoire heurte fortement les consciences car les victimes non salariées, comme les épouses des ouvriers, bénéficient d’une indemnisation intégrale supérieure versée par le Fiva (fond d’indemnisation des victimes de l’amiante). Ce qui a conduit le Conseil constitutionnel à écarter l’interdit en autorisant les victimes à demander une réparation quasi intégrale (2).

Le régime historique avait cependant instauré la possibilité de faire varier le montant de la rente soit à la hausse soit à la baisse en présence d’une faute inexcusable de l’employeur ou de la victime, sans cependant permettre une évaluation intégrale des préjudices. Cette seconde hypothèse n’a plus aucune signification pratique, alors qu’en revanche, la discrimination ressentie par les victimes les conduit à rechercher plus souvent la faute de l’employeur. L’affaire de l’amiante ayant provoqué une inflation considérable des demandes, la Cour de cassation a jugé nécessaire d’adresser un message choc aux pouvoirs publics. Dans 28 arrêts rendus le même jour (3), elle a bouleversé la notion de faute inexcusable en la vidant quasiment de toute condition de faute. Par ce tour de force exceptionnel, auquel elle nous habitue cependant de plus en plus fréquemment, elle a ouvert une autoroute aux victimes tout en les privant de débats. La faute qui n’a plus eu de raison d’être au civil a été alors invoquée au pénal, comme s’il s’agissait de redonner de la force aux décisions civiles. Ce qui est aussi la marque de l’inadaptation du droit civil aux contentieux sanitaires à caractère collectif.

Un droit pénal en remorque du droit civil

Mais au pénal, les enjeux ne sont plus les mêmes. Au civil les employeurs étaient seuls sur la sellette. Au pénal, ce sont aussi les institutions publiques, les organismes spécialisés, les experts. Le retentissement d’un procès pénal relève de Wagner, on n’est plus dans la petite musique de nuit. Mais les dossiers amiante comme tous ceux qui touchent à la santé, appellent des capacités judiciaires d’un type nouveau. Les processus causaux sont délicats à établir car leurs effets, soit se cumulent, soit sont différés très loin dans le temps, soit encore sont combinés. La preuve de l’imputabilité des faits causaux est dès lors difficile (4).

Elle l’a été particulièrement dans certaines procédures pénales visant des haut-fonctionnaires, des dirigeants de grands organismes experts, des spécialistes et des médecins tous éloignés de la production des faits, comme c’est le cas dans les trois arrêts prononcés le 14 avril dernier par la chambre criminelle de la Cour de cassation (5)Les prévenus avaient participé aux travaux et réflexions d’un comité permanent amiante (CPA), créé en 1982, par l'association française de l'amiante, qui regroupe les industriels de l'amiante, et l'Inrs. Sans personnalité juridique ni délégation des pouvoirs publics, ce comité a cependant exercé une influence déterminante sur la politique de prévention. Le premier arrêt rejette le pourvoi contre l’arrêt de renvoi de la chambre de l’instruction annulant les mises en examens. En revanche, les deux autres arrêts censurent des décisions d’annulation. Cette différence de traitement appelle quelques éclaircissements. Dans la première affaire, deux directeurs des relations du travail, dont Martine Aubry, un chef de service et plusieurs membres du CPA étaient mis en examens. Cette décision a été annulée en appel sur le motif "qu’il n’existait pas, en l’état de l’information, d’indices graves ou concordants contre les personnes mises en examen, rendant vraisemblable qu’elles aient pu participer, comme auteurs ou complices, à la commission des homicides et blessures involontaires reprochés (…)". La chambre de l’instruction a souhaité ajouter qu’aucune négligence dans la surveillance de la réglementation n’a été établie "dans le contexte des données scientifiques de l’époque". L’arrêt est validé. Les très hautes personnalités sont désormais hors du champ de la justice.

Dans les deux autres affaires, la chambre de l’instruction avait déclaré les mises en examen irrégulières au motif principal que si un lien de causalité certain entre les expositions et les dommages avait été retenu par le juge d’instruction, cette condition ne suffit pas en matière pénale où il importe d’établir ce lien "entre les fautes reprochées (…) et le dommage". Malgré sa subtile sophistication, cette analyse ne pouvait résister au regard acéré de la Cour de cassation qui renvoie à la loi. L’articler 80-1 du code de procédure pénale ne demande en effet pas à la juridiction d’instruction de se prononcer sur la faute mais sur "l’existence ou non d’indices graves et concordants". Ainsi la procédure d’instruction se poursuit devant la chambre de l’instruction de Paris autrement composée. La question est maintenant de savoir si cette dernière reprendra le dossier à la base pour aller jusqu’au bout de son office ou si elle limitera celui-ci à son analyse.

Ainsi apparaît-il qu’un juge d’instruction qui motive avec méthode une mise en examen sur l’existence d’indices graves et concordants ne devrait pas craindre de désaveu en cas d’appel et de pourvoi en cassation.

Les pouvoirs du juge d’instruction sont affirmés et le contrôle de la chambre de l’instruction limité. Mais ces décisions rappellent également que la mission de la juridiction d’instruction est de mettre en l’état le dossier sans prétendre se prononcer sur le fond, principe de la procédure pénale française. Elles auraient pu ajouter, dans le respect du secret. Mais cette dernière exigence semble tout à fait insoutenable dans la société moderne de communication, dès lors que ce type de procès se développe sur les marches du Palais et dans les studios des radios et télévisions.

Hubert Seillan, docteur d’Etat en droit, avocat à la cour d’appel de Paris, cabinet Michel Ledoux et associés

________________________

NOTES

1) Hubert Seillan : "L’affaire de l’amiante ou la faillite d’un système", revue Préventique, juillet 1996 et in Penser aujourd’hui pour demain et pour longtemps, éd. Préventique 2004.
2) Décision du 18 juin 2010
3) Chambre sociale, 28 février 2002.
4) Hubert Seillan : "Dangers, accidents, maladies, catastrophes. Responsabilité pénale", éd. Préventique, 3ème éd. 2012
5) n° T 14-85.333 ; U 14-85. 334 ; V 14-85.335. observations de Rodolphe Mésa, Gaz. Pal. 4 juin 2015 et de Haritini Matsopoulou, JCP éd. G. n° 24, 25 juin 2015.


Paroles d'Experts : l’immobilier numérique

Lex Inside du 7 mai 2024 :

Lex Inside du 2 mai 2024 :