À l’heure où l’on peut redouter que des contentieux américains visant à parasiter des contrats d’armements ou concernant les transferts de technologies se multiplient dans les années à venir, deux récentes affaires américaines impliquant des grandes entreprises françaises méritent d’être regardées de près. La première opposait une banque d’affaires suisse à la République française, la seconde une start-up américaine à Orange S.A. Ces deux affaires illustrent le risque judiciaire américain permanent, y compris lorsque l’on croyait s’en être protégé. Explications par Daniel Schimmel[1]
Les affaires Aldini et Telesocial
Aldini c. République française, ministère des Armées et Direction Générale de l’Armement (2018-2025)
L’affaire commence en 2018, lorsque les actifs d’une société française liée à l’industrie de l’armement sont acquis par deux grands groupes français, dans le cadre d’une procédure de redressement judiciaire devant le Tribunal de Commerce de Grenoble. Aldini AG, une banque d’affaire suisse qui détenait 2.12% du capital de la société en faillite, s’est opposé au plan de cession. Après avoir épuisé toutes les voies de recours en France, Aldini a ouvert un second front américain en prétextant du transfert de certains actifs vers les Etats Unis pour invoquer la compétence des tribunaux américains.
Sa plainte alléguait un vaste complot impliquant la République française et des groupes européens et réclamait 700 millions de dollars américains de dommages et intérêts à la France.
Le 19 décembre 2024, la Cour d’appel des États-Unis pour le neuvième circuit fédéral a confirmé la décision d’un juge fédéral de première instance de disqualifier la plainte contre la République française[2]. Cette décision est devenue définitive le 19 mars 2025 après que la banque suisse a renoncé à se pourvoir devant la Cour suprême. La justice américaine a donc disqualifié cette plainte au stade préliminaire de l’action, avant toute discovery, c’est-à-dire avant tout échange de documents ou audition de témoins.
Telesocial, Inc. c. Orange SA (2014-2017)
L’affaire commence en 2012. Orange et Telesocial avaient tenté de travailler ensemble pour développer une solution de téléphonie innovante. Les deux sociétés avaient signé un accord de confidentialité. Après quelques mois de collaboration, Orange a décidé de ne pas donner suite estimant que l’application mobile existante de Telesocial n’était pas adaptée au marché français pour des raisons à la fois techniques et économique, et a développé sa propre technologie.
Arguant d’un vol de technologie, la société californienne a saisi le juge des référés français. Après un échec devant la Cour d’appel de Paris, Telesocial a également ouvert un second front américain en déposant une plainte civile en Californie sur la base du droit constitutionnel à être jugé par un jury populaire en matière civile et commerciale mais dont le but était de contraindre Orange à une transaction. Orange n’a pas cédé à cette sorte de chantage en acceptant d’aller jusqu’au procès. Une audience devant jury a donc bien eu lieu. Telesocial demandait au jury la somme de 60 millions de dollars américains à titre de dommages et intérêts. Après quatre ans de procédure pendant lesquels les parties ont échangé des milliers de pages de documents techniques et procédé à des dizaines d’auditions de témoins, le jury a unanimement rejeté toutes les demandes de Telesocial concernant un prétendu vol de technologie ; il a octroyé un seul dollar américain de dommage à Telesocial sur un point accessoire du dossier et Telesocial n’a pas fait appel.
Ces deux affaires ont plusieurs points communs : tout d’abord, elles concernent des faits qui se sont déroulés en France et ont donc logiquement commencé par des procédures judiciaires en France. Après un échec devant la justice française, les plaignants ont ouvert un second front judiciaire aux Etats Unis avec pour objectif de tenter de forcer la partie française à transiger en la menaçant d’un procès américain lourd et onéreux avec à la clé le risque d’avoir à payer des dizaines ou des centaines de millions de dollars de dommages. Ces actions constituaient de facto les juges américains en juges d’appel des procédures qui avaient eu lieu en France. Dans les deux cas, les plaintes s’appuyaient de manière subliminale sur une représentation un peu « complotiste » à laquelle un jury - voire un juge américain - aurait pu ne pas être insensible.
Dans ces deux affaires, les parties françaises ont fait preuve de détermination et ont accepté de tenir la longueur d’un procès américain, ce qui s’est avéré in fine payant.
Mais pour cela, il leur avait fallu d’abord comprendre et s’adapter à la culture américaine du procès.
La nécessité de comprendre la culture américaine du procès
Pour comprendre la justice américaine, il ne suffit pas de connaître le droit, il faut se pencher également sur ses pratiques et surtout sur la culture américaine, à vrai dire atypique.
Extraterritorialité
Le risque judiciaire a en effet partie liée à l’extraterritorialité du droit américain. La justice américaine se montre très accueillante à des « recours-doublons » ; que des procédures judiciaires parallèles aient lieu en France et aux Etats Unis concernant les mêmes faits ne lui pose pas de difficultés. Dans le procès Telesocial, le juge fédéral a même refusé, ce qui est assez rare, de donner effet à une clause attributive de compétence qui désignait les juridictions parisiennes. Il a considéré qu’il était le mieux placé pour trancher une allégation de vol de technologie entre une start-up californienne et un groupe industriel français. On ne peut pas aussi exclure une sensibilité un peu « complotiste » qui bénéficie aux plaignants américains, c’est-à-dire le sentiment que les ingénieurs d’Orange ne pouvaient pas avoir développé par eux-mêmes une solution technologique à première vue comparable à celle d’une start-up californienne.
Day in court
Dans la culture américaine ensuite, le plaignant américain a le droit à son day in court c’est-à-dire le droit de tenter sa chance en justice pour obtenir ce que le marché lui a refusé. Aldini se plaint de la procédure de faillite française à Grenoble ; il commence un procès américain et demande 700 millions de dollars de dommages. Telesocial n’a pas persuadé Orange d’accepter un partenariat ; il commence un procès aux Etats Unis et demande 60 millions de dollars de dommages. La justice peut ainsi être intégrée dans une stratégie d’intimidation pour amener à négocier la partie étrangère qui refuse de transiger. Le droit et sa complexité, la justice et son imprévisibilité sont ainsi utilisées comme repoussoir. Les plaignants menacent, sans aucun scrupule, d’exténuer financièrement la partie adverse de façon à obtenir de l’argent par le biais de la transaction. En matière de corruption, le DOJ ne fait pas autre chose avec des entreprises venant de pays qui ne sanctionnent pas la corruption en menaçant de les priver de l’accès au marché américain ; la pratique n’est donc surprenante et l’attitude des entreprises doit être différente selon qu’elle est en face de manœuvre frauduleuse ou de pratique au service d’une politique publique
Mauvaise foi et exténuer l’adversaire
Les parties françaises qui se défendent dans des procès américains passent par trois sentiments successifs qui rappellent ceux d’un malade apprenant qu’il a une maladie grave. Il y a tout d’abord la volonté d’en découdre avec le plaignant américain qui a inventé une histoire pour ouvrir un second front judiciaire aux Etats Unis. Une plainte américaine n’a pas besoin d’être étayée par des preuves. Il suffit d’alléguer des faits à minima plausibles pour dépasser le cap préliminaire de l’action (motion to dismiss) et pouvoir faire une expédition de fishing (de pêche) chez l’adversaire (discovery).
Lorsque l’action judiciaire passe à la phase de discovery, ce qui arrive dans environ 70% des cas, le second sentiment est celui de la révolte et d’incompréhension face au caractère intrusif des demandes de production de documents. Dans la mentalité américaine, la discovery est un filet de pêche dérivant qui doit tout rapporter pour s’assurer que l’adversaire n’a rien caché et avec le rêve de trouver le mail qui accuse. Cela n’a rien à voir avec un procès français dans lequel un expert ou un enquêteur fait le travail préalable d’identification des preuves essentielles.
Et ce d’autant plus que le temps de la justice américaine est déconnecté du temps de la vie des affaires. Au bout d’un an de procédure, les responsables et dirigeants d’entreprises sont passés à d’autres sujets et demandent avec insistance des comptes à leurs juristes internes. Dans l’affaire Executive Life, la procédure judiciaire américaine a duré 16 ans !
Le troisième sentiment est celui de l’acceptation fataliste, sans illusion sur les lourdeurs et les perversions de la justice américaine, de cette réalité que pour gagner le procès, il faut jouer le jeu. Il faut donc montrer au juge qu’on a fait preuve de diligence pour préserver ses mails ; produire ses documents ; participer aux auditions de témoins ; construire un dossier aussi solide que possible fondé sur des éléments d’enquête et de droit ; développer une stratégie pour gagner ou au moins obtenir une décision intérimaire favorable sur un aspect du litige qui permette de négocier une transaction en position de force. La partie française maintiendra d’autant plus sa confiance dans ses avocats américains qu’ils l’auront sensibilisé à l’avance sur ces étapes et ces sentiments successifs par lesquels elle va souvent passer.
Qui est le juge américain ?
Le risque principal est de plaquer sur le juge américain notre conception continentale du juge (notamment français). Il est indispensable de s’immerger dans les représentations partagées qui forment une culture, c’est-à-dire regarder la culture de l’autre. En d’autres termes, quand une partie française risque d’être condamnée à verser des centaines de millions de dollars américains de dommages, il est essentiel de comprendre comment réfléchit le juge américain.
Les juges fédéraux sont des hommes et des femmes de pouvoir. Ils sont indépendants, nommés à vie par le président des Etats Unis et confirmés par le Senat. C’est l’équivalent en France d’un haut fonctionnaire. Un juge fédéral de première instance est en en moyenne en charge de plus de 400 dossiers. Ce juge fonctionne à l’intérieur de son propre système et attend des parties qu’elles coopèrent et montrent une progression dans la préparation du procès. Il est inutile d’insister sur les exceptions françaises qui risquent au contraire d’indisposer le juge parce qu’elles bloquent la machine du procès. C’est le contraire de la stratégie implicite de certains défendeurs dans le procès français qui est de bloquer.
Le pouvoir et l’indépendance des juges fédéraux en font les principaux remparts pour préserver l’Etat de droit aux Etats Unis.[3]
Les clés du succès aux États-Unis
Premièrement, il faut faire preuve de détermination et tenir la longueur d’un procès long et onéreux. L’affaire Aldini a duré trois ans et demi et l’affaire Telesocial quatre ans. La partie française doit bien mesurer l’investissement en temps, en mobilisation des équipes et en ressources pour gagner le procès américain. Il arrive qu’au bout de quelques mois un directeur financier d’une partie française insiste pour sortir du procès américain. Si la partie française n’est pas prête à développer une stratégie sur le long terme, il est plus efficace et moins cher de conclure un accord transactionnel dès le début du litige.
Deuxièmement, face à la mauvaise foi des plaignants, il est essentiel pour la partie française de jouer pleinement le jeu du procès américain. Il est contreproductif de présenter des arguments au juge qui peuvent donner l’impression que l’on cherche à entraver le fonctionnement de la justice américaine, ce qui ne peut que l’indisposer. Le juge a plus de chance d’accepter des arguments s’il ne les perçoit pas comme dilatoires. Il est très attaché à ce que « the system works » (véritable mantra pour nombre d’entre eux).
Troisièmement, la préparation du procès américain est un atelier de production de la vérité. Dans l’affaire Aldini, la République française a développé pendant trois ans et demi une argumentation juridique solide dans un domaine technique, les l’immunité des Etats, qui a permis d’emporter la conviction des juges fédéraux en première instance et en appel. Dans ce cas, la bonne défense consistait à développer une argumentation juridique précise et détaillée pour persuader les juges fédéraux qui sont dans la plupart des cas de bons juristes.
Dans l’affaire Telesocial, Orange a construit un dossier pendant quatre ans fondés sur des milliers de pages de documents, des témoins et des experts, c’est-à-dire une preuve technique fine. Il a ensuite fallu simplifier et expliquer ces preuves de manière didactique à un jury populaire. Dans ce cas, la bonne défense consistait pour les avocats d’Orange à développer un récit narratif, une version cohérente des faits fondée sur les documents et les témoins qui soit la plus crédible et la plus proche de la vérité. Il s’agit de construire l’intrigue dans un système judiciaire dans lequel le procès devant un jury (trial) se gagne sur des éléments humains. Cela explique que dans ce type d’affaires, il est souvent utile de faire un procès à blanc, un mock trial, pour tester les arguments devant un public qui sera le plus représentatif et le plus proche de celui qui aura à trancher le litige.
Quatrièmement, il est indispensable de gagner la confiance du juge fédéral. L’avocat est aussi autant un technicien qu’un médiateur culturel entre la partie française et le juge.
Conclusion : les juges fédéraux américains peuvent être des recours efficaces contre les menaces actuelles qui visent la démocratie américaine. Ils sont également des recours pour les entreprises du monde entier et notamment françaises.
Daniel Schimmel est avocat associé du cabinet Foley Hoag LLP à New York
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[1] Daniel Schimmel est avocat associé du cabinet Foley Hoag LLP à New York. Son équipe a représenté la République française et Orange SA dans ces deux affaires américaines.
[2] Précisons que Aldini était représentée en appel par un avocat qui était le directeur juridique adjoint de la Maison Blanche pendant le premier mandat de Donald Trump.
[3] Il faut regretter la politisation croissante des nominations de juges fédéraux qui s’accompagne depuis quatre ans d’une perte de confiance des Américains dans leurs juges.