L’arrêt rendu le 29 janvier 2015 par la Cour d’appel de Bordeaux est le dernier épisode d’une saga judiciaire entre la MAIF et IBM. L’analyse des décisions successives éclaire les risques et les enjeux d’un contrat d’intégration informatique et de son adaptation aux dérives du projet.
Dans le cadre de la modernisation de son système informatique vieillissant, la MAIF entendait refondre la partie dédiée aux relations avec ses sociétaires en intégrant, en parallèle d’autres projets, une solution basée sur le progiciel édité par la société SIEBEL. Après une phase d’appel d’offres et un premier contrat d’étude visant à définir le périmètre technique et fonctionnel de ce sous-projet, la MAIF signe avec IBM un contrat d’intégration en décembre 2014.
Un projet d’intégration dont le forfait et le calendrier dérivent
Selon ce contrat d’intégration, IBM s’engage à fournir, en qualité de "maître d’œuvre" et sur la base d’une obligation de résultat, une solution intégrée conforme au périmètre fonctionnel et technique convenu entre les parties, en respectant un calendrier impératif et un prix forfaitaire ferme et définitif de plus de 7 millions d’euros.
Très rapidement, le projet prend du retard et les parties se rejettent mutuellement la faute. Fin 2005, IBM et la MAIF concluent pourtant deux "protocoles" concernant le décalage du calendrier et l’augmentation du budget (porté à plus de 11 millions d’euros), sans modifier le périmètre fonctionnel ni le caractère forfaitaire du projet. En réalité, le projet n’était déjà plus réalisable en l’état, sauf à suspendre les autres projets informatiques connexes de la MAIF, qui s’y refuse. Début 2006, IBM propose donc à la MAIF une refonte du projet en deux vagues successives avec un budget augmenté avoisinant 20 millions d’euros.
La MAIF refuse ce scénario et met en demeure IBM d’exécuter le contrat d’intégration avant d’obtenir en référé la désignation d’un expert. En réponse, IBM l’assigne en règlement des factures impayées (environ 9 millions d’euros). Pour sa défense, la MAIF demande la nullité du contrat d’intégration et l’indemnisation de son préjudice estimé à près de 20 millions d’euros.
La fluctuation des décisions de justice
En première instance le tribunal annule le contrat d’intégration sur le fondement de la réticence dolosive, au motif qu’IBM a délibérément dissimulé à la MAIF les risques inhérents au projet pour mieux remporter le marché (TGI Niort, 14 décembre 2009). IBM est aussi jugé défaillant à son obligation de conseil, la MAIF ayant été maintenue dans l’illusion que le projet pouvait être réalisé aux conditions initiales. Les termes employés à l’encontre d’IBM sont particulièrement nets : "en gardant le silence sur le risque "fort", "élevé", encouru quant à la satisfaction de conditions définies au contrat comme déterminantes (forfait, planning) et généré de son fait par la violation des normes et règles de l’art, risque qu’en sa qualité de professionnel hautement qualifié il ne pouvait ignorer, (…) IBM (…) a obtenu de la MAIF une adhésion viciée quant auxdits éléments contractuellement définis comme déterminants du consentement de celle-ci, et a ainsi caractérisé une réticence dolosive qui affecte la validité du contrat". Au final, IBM verse à la MAIF 9 millions d’euros de dommages et intérêts en plus de la restitution des sommes reçues en paiement des factures (environ 1,5 million d’euros).
Ce jugement très sévère à l’encontre d’IBM est infirmé en appel (Cour d’appel de Poitiers, 25 novembre 2011). Le contrat d’intégration est cette fois jugé valable car la MAIF, qui dispose d’une division informatique étoffée et n’est pas un profane de l’informatique, avait une bonne connaissance des risques du projet, y compris en phase d’avant-vente. Conformément au rapport d’expertise, aucun manquement d’IBM à son obligation de conseil n’est donc caractérisé en l’espèce. De plus, la responsabilité d’IBM n’est pas non plus engagée malgré l’absence des prestations commandées car, pour la Cour d’appel de Poitiers, les "protocoles" signés fin 2005 se sont substitués au contrat d’intégration initial. Par conséquent, c’est la MAIF qui est ici condamnée à payer environ 4 millions d’euros pour les prestations d’IBM.
Sur pourvoi de la MAIF, cette décision est censurée par la Cour de cassation sur le fondement de l’article 1273 du code civil, selon lequel "la novation ne se présume point ; il faut que la volonté de l’opérer résulte clairement de l’acte" (Cour de cassation, chambre commerciale, 4 juin 2013). En d’autres termes, la Cour d’appel ne caractérise pas avec évidence la volonté non-équivoque de la MAIF de substituer "purement et simplement" au contrat d’intégration les protocoles signés en cours de projet.
Le contrat d’intégration initial garde toute sa force, faute de modification ayant valeur contractuelle
L’arrêt rendu le 29 janvier 2015 par la Cour d’appel de Bordeaux écarte la nullité contractuelle, faute de réticence dolosive commise par IBM, et consacre la pleine effectivité du contrat d’intégration initial.
Ainsi, les juges relèvent que la MAIF, qui s’appuyait sur une direction informatique importante et de qualité, connaissait bien l’ampleur, les difficultés et les risques du projet "notamment en termes de dépassement de délais et de coûts". D’ailleurs le contrat d’intégration contenait une clause spécifique aux "risques d’un non-respect des délais d’exécution (…) à laquelle la MAIF a donné son accord en conscience de la possibilité de retards ou de difficultés ». Enfin, le maintien d’un prix forfaitaire tout au long du projet par IBM n’a pas pu induire en erreur la MAIF sur la faisabilité du projet initial puisque le « régime du forfait a été imposé par la MAIF".
En outre, les protocoles des 30 septembre et 22 décembre 2005 n’ont cette fois, selon les juges de Bordeaux, aucune valeur contractuelle faute d’avoir été suivis "d’une nouvelle convention se substituant à la première, ou même des avenants". Pour la Cour, il s’agit uniquement de documents préparatoires qui "n’ont pas donné lieu à la souscription d’engagements fermes aux termes desquels la MAIF aurait consenti à un étalement du calendrier et surtout à une révision du forfait convenu". Ils étaient donc sans effets sur les engagements initiaux stipulés dans le contrat d’intégration.
Or selon ce contrat, IBM avait l’obligation de fournir, en qualité de "maître d’œuvre" et sur la base d’une obligation de résultat, une solution intégrée conforme au périmètre fonctionnel et technique convenu entre les parties, en respectant un calendrier impératif et en contrepartie d’un prix forfaitaire. En l’absence d’atteinte du résultat promis dans les délais et en contrepartie du prix convenu, la responsabilité d’IBM ne pouvait donc qu’être engagée, en l’espèce à hauteur d’environ 6,5 millions de dommages-intérêts en réparation des sommes dépensées en pure perte et du préjudice de la MAIF du fait du retard du projet.
L’importance de l’encadrement contractuel des modifications du projet
La clé du litige IBM vs MAIF était donc la détermination du cadre contractuel applicable pendant la vie du projet, les différentes juridictions n’ayant notamment pas eu la même conception de la valeur juridique des "protocoles" intervenus en cours de projet. L’enjeu était de taille car il était acquis qu’IBM n’avait pas pu respecter ses engagements initiaux. Dès lors, reconnaître la primauté du contrat d’intégration initial sur les protocoles pénalisait clairement IBM, tandis qu’à l’inverse le contenu des protocoles pouvait plutôt légitimer le non-respect du contrat d’intégration revu par les parties en cours de projet.
Comme dans la plupart des projets informatiques assortis d’un engagement forfaitaire, avant même le gel définitif du périmètre fonctionnel et technique, les équipes d’IBM et de la MAIF avaient dû procéder à des arbitrages et à des modifications de projet au sein des instances de gouvernance, afin d’entériner les ajustements nécessaires et de liquider les désaccords pour favoriser la sortie du projet. Bien que ces ajustements aient été formalisés dans des "protocoles", la Cour de cassation et la Cour d’appel de Bordeaux considèrent qu’ils ne pouvaient pas se substituer au contrat d’intégration initial faute de volonté clairement exprimée en ce sens par IBM et surtout par la MAIF, dont le renoncement au contrat d’intégration initial, jugé plus protecteur de ses intérêts, aurait dû être non-équivoque.
En l’espèce, il s’agissait donc d’avantage d’un problème de formalisation des arbitrages opérationnels, leur articulation avec le contrat d’intégration n’ayant pas été clairement stipulée. Cette jurisprudence met l’accent sur la nécessité de formaliser l’évolution du projet par la signature d’avenants précisant sans ambiguïté le remplacement d’obligations anciennes par de nouvelles obligations, le maintien des clauses du contrat initial demeurant inchangées, voire l’abandon d’un droit à réparation issu de litiges antérieurs. La passation d’avenants est toujours un exercice périlleux imposant d’examiner minutieusement le passé pour organiser l’avenir. C’est encore plus compliqué avec les avenants des contrats de projets informatiques, qui, souvent, font suite à un passé nébuleux et précèdent un avenir incertain.
Sylvain Staub
Avocat au Barreau de Paris
Staub & Associés
www.staub-associes.com