La loi allemande en réaction au Covid-19 et son impact sur le droit franco-allemand des contrats

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Felix Neumann, docteur en droit, et Camille Rousselot, juriste au French Desk du cabinet d’avocats Schulte Riesenkampff (Franfort-sur-le-Main) analysent pour le Monde du Droit la réaction du législateur allemand vis-à-vis de l'épidémie de Covid-19 et son impact sur le droit des contrats et des relations commerciales avec la France.

Pour empêcher la propagation du coronavirus, de nombreuses entreprises ont dû ralentir leur activité et la fermeture de la majorité des commerces a été annoncée. Nombre de travailleurs indépendants n'ont plus de revenus, beaucoup de salariés ne reçoivent qu’un salaire réduit et les rentrées d’argent des entreprises diminuent. De nombreux opérateurs ne seront donc plus en mesure de respecter leurs engagements contractuels.

Le législateur allemand a réagi avec la loi du 27 mars 2020 visant à atténuer les conséquences de la pandémie de Covid-19 et entrée en vigueur le 1er avril 2020 (publiée au journal officiel, Bundesgesetzblatt I 2020, p. 572-574). Bien que de façon ponctuelle et pour une période limitée, elle empiète de manière significative sur le droit allemand des obligations. L’Allemagne étant le principal partenaire commercial de la France, ces nouvelles dispositions vont se refléter dans de nombreux domaines. Elles peuvent en particulier concerner les investisseurs immobiliers français et les banques ayant accordé des prêts à des clients allemands.

La loi apporte également des précisions relatives à la force majeure. Ce mécanisme n'étant pas explicitement réglé dans le Code civil allemand (Bürgerliches Gesetzbuch, ci-après BGB). Il est donc primordial de comprendre la jurisprudence allemande et les différences avec le droit français à cet égard.

Pour conclure, l’accent sera mis sur les points auxquels il faut désormais prêter attention lors de transactions franco-allemandes ainsi que sur les recommandations à suivre concernant ces nouvelles réglementations.

Les effets de la nouvelle loi allemande sur le droit des contrats

Contrairement au confinement et à l’interdiction d’avoir des contacts, dont les modalités sont décidées par chaque Land allemand, le droit des contrats est réglé de manière uniforme dans toute l'Allemagne. Le parlement fédéral allemand y a intégré les mesures de la loi du 27 mars 2020 grâce à une nouvelle rédaction des §§ 1 à 4 de l’article 240 de la loi d'introduction au Code civil allemand (Einführungsgesetz zum Bürgerlichen Gesetzbuch, ci-après EGBGB).

Avant de se pencher sur le contenu de ces mesures, il faut savoir que le législateur a fixé au § 1 I de l’article 240 EGBGB le 8 mars 2020 comme date de référence, de sorte qu'il est considéré que la crise du Covid-19 pouvait être anticipée à partir de cette date. Cette disposition crée donc une certaine sécurité juridique pour les parties contractantes, notamment en ce qui concerne la reconnaissance d’un cas de force majeure. L’article prévoit également de limiter les nouvelles mesures jusqu'au 30 juin 2020. Toutefois, le § 4 I n° 1 de l'article 240 EGBGB précise qu’elles peuvent être prolongées par décret jusqu'au 30 septembre 2020 si le Covid-19 continue à perturber significativement la vie économique ou sociale en Allemagne.

Le premier point de ces mesures est le droit de refus d'exécution prévu à l'article 240, §§ 1 et 2 EGBGB. Jusqu’au 30 juin 2020, les consommateurs et les microentreprises (jusqu'à neuf salariés et avec un chiffre d'affaires annuel maximum de deux millions d'euros) peuvent refuser de régler les mensualités découlant de contrats à exécution successive ayant un caractère essentiel lorsqu’en raison de circonstances dues à la pandémie de Covid-19, l’exécution d’une telle obligation ne leur permettrait respectivement pas de vivre avec des moyens suffisants pour subvenir à leurs besoins ou de poursuivre leur activité sans mettre en danger la viabilité économique de l’entreprise. La loi ne précise pas quels contrats doivent être considérés comme « essentiels », mais en pratique, les tribunaux pourraient l’étendre à des contrats que les consommateurs et les micro-entrepreneurs ne seraient temporairement plus en mesure d’honorer tels que ceux portant sur les télécommunications ou la distribution d’électricité, d’eau ou de gaz. Cependant, il ne s’agit que d’un report de l’obligation de payer : les échéances dues jusqu’au 30 juin 2020 devront être réglées ultérieurement.

En second lieu, les investisseurs immobiliers français accorderont certainement beaucoup d’importance au fait que l'article 240 § 2 EGBGB offre une protection exceptionnelle contre la résiliation des contrats de bail et de fermage valable jusqu'au 30 juin 2022 et reconductible jusqu'au 30 septembre 2022. Cette mesure permet aux locataires et aux preneurs qui seraient dans l’incapacité de régler leur loyer du 1er avril au 30 juin 2020 en raison des répercussions de la pandémie de Covid-19 de ne pas voir leur contrat résilié suite à ces arriérés. Là encore, l'obligation de paiement est seulement reportée et non pas annulée. Cette mesure s'applique aussi bien aux loyers résidentiels que commerciaux et ne fait donc aucune différence entre les consommateurs et les grandes entreprises. Cela n’a pas manqué de susciter de nombreuses critiques, par exemple après que l’entreprise Adidas ait initialement annoncé en mars vouloir différer le paiement du loyer de ses magasins.

Troisièmement, en vertu de l'article 240 § 3 EGBGB, les consommateurs peuvent bénéficier d’un report de paiement de trois mois pour les contrats de prêts conclus avant le 15 mars 2020 si les répercussions de la pandémie de Covid-19 les empêchent de régler les échéances sans que leur capacité de subvenir à leurs besoins et à ceux des personnes dont ils ont la charge ne soit menacée. Le paragraphe 8 de cet article 240 § 3 ajoute que le gouvernement fédéral peut à l'avenir étendre cette disposition aux microentreprises par voie de décret.

Ces nouveaux droits permettent au débiteur d’enlever temporairement à ses obligations leur caractère exécutoire tout en prévenant les demandes de dommages et intérêts pouvant émaner de son partenaire contractuel. Pour autant, à long terme, le débiteur reste tenu de fournir sa contre-prestation.

Coronavirus et force majeure : comparaison franco-allemande

Pour les contrats non-concernés par ces nouvelles mesures, le droit général des obligations continue de s’appliquer. Au vu de la situation actuelle, les partenaires contractuels franco-allemands sont susceptibles de se demander si les prestations prévues doivent encore être fournies, si des dommages et intérêts seront accordés en cas de retard ou d’absence de livraison ou encore si le contrat peut faire l’objet d’une adaptation. La réponse à ces questions dépendra avant tout de la qualification ou non de la pandémie de Covid-19 comme cas de force majeure.

Reconnaissance de la force majeure

En Allemagne comme en France, les dispositions contractuelles prévalent. Il faut donc en premier lieu vérifier la présence d’une clause sur la force majeure dans le contrat et le cas échéant, vérifier si les parties ont explicitement accepté d’étendre son champ d’application à la survenance d’une épidémie ou d’une pandémie.

En cas d’absence de disposition sur la force majeure dans le contrat, la question dépendra du droit applicable. Si les parties n'ont pas fait de choix de loi et si l’application de la Convention des Nations Unies sur les contrats de vente internationale de marchandises (CVIM) n’a pas été expressément exclue, son article 79 prévoit une cause d’exonération similaire à la force majeure qui pourra, le cas échéant, s'appliquer à un rapport contractuel franco-allemand.

Contrairement au droit français où la force majeure est définie à l'article 1218 du Code civil, le droit allemand ne la mentionne pas dans le BGB. Outre-Rhin, la force majeure (höhere Gewalt) est donc d’origine jurisprudentielle. Selon la Cour fédérale de justice (Bundesgerichtshof), il y a force majeure en cas d’évènement extérieur, indépendant du contexte de l’entreprise et qui ne peut être évité même avec la plus grande prudence raisonnablement attendue (BGH, 16 mai 2017, n° X ZR 142/15).

Les juges allemands se montrent généralement moins réticents que leurs homologues français à reconnaître qu’une épidémie revêt le caractère de la force majeure, en témoignent différents arrêts rendus à propos de l’épidémie de SRAS de 2003 (comp. AG Augsburg, 9 nov. 2004, no 14 C 4608/03 et TI Paris, 4 mai 2004, no 11-03-000869). L’interprétation stricte des juges français semble cependant mise de côté au vu de la situation actuelle, la Cour d’appel de Colmar ayant par exemple récemment qualifié l’épidémie de Covid-19 comme cas de force majeure (CA Colmar, 23 mars 2020, n° 20-01207).

Globalement, de nombreux critères tels que la vitesse de propagation du virus, ses conséquences pour les personnes à risque, l'absence de traitement et l’ampleur des mesures officielles prises pour ralentir son expansion laissent penser que la pandémie de Covid-19 pourrait être reconnue comme un évènement de force majeure aussi bien en vertu du droit de la vente internationale de marchandises que du droit allemand et français. Cependant, la simple mention de l’épidémie ne permet pas de se soustraire à ses obligations contractuelles. Au contraire, la jurisprudence française et allemande insiste sur le fait que dans chaque cas, il faut pouvoir justifier des raisons précises qui empêchent l’exécution du contrat.

Conséquences juridiques

L’article 79 CVIM ne règle que l'absence de faute du débiteur et non la question de savoir si et comment le contrat doit être exécuté. La question des conséquences juridiques est généralement régie par le droit de l’État du vendeur.

En droit français, les conséquences juridiques de la force majeure sont données à l’article 1218 al. 2 du Code civil. Celui-ci prévoit d’une part la suspension des obligations contractuelles en cas d’empêchement temporaire, et d’autre part la résolution du contrat en cas d’empêchement définitif ou bien d’empêchement temporaire qui justifierait une telle résolution. Si la qualification de force majeure fait défaut, les parties peuvent tenter de recourir au mécanisme de l’imprévision prévu à l’article 1195 du Code civil afin de renégocier les conditions contractuelles. Toutefois, les anciennes conditions s’appliqueront tant que les parties ne seront pas parvenues à un nouvel accord, et si nécessaire, tant que le juge n’aura pas adapté le contrat, ce qui apparaît lointain en l’état actuel des choses.

Au contraire, en l'absence de disposition légale sur la force majeure en droit allemand, les conséquences juridiques de celle-ci ne sont pas clairement définies. Il faut tout d’abord examiner s'il existe un cas d'impossibilité selon le § 275 BGB et ce n'est que subsidiairement que l'on peut avoir recours au mécanisme de l’imprévision du § 313 BGB.

L'impossibilité prévue au § 275 BGB entraîne la disparition de l’obligation d'exécuter la prestation (§ 275 I BGB) et la contre-prestation, à savoir le paiement du prix (§ 326 I BGB). Le droit allemand reconnaît différentes formes d'impossibilité. Dans le cas de la pandémie de Covid-19, le débiteur pourrait par exemple invoquer une « impossibilité légale » due à une interdiction officielle. Il pourrait également justifier d’une « impossibilité de fait » : en vertu du § 275 II BGB, il est possible de refuser l’exécution si celle-ci est devenue manifestement disproportionnée, c’est-à-dire si aucune personne raisonnable dans la même situation ne serait prête à faire l'effort nécessaire pour réaliser la prestation contractuellement prévue.

En revanche, si l’exécution de la prestation est possible en soi, mais n'est pas souhaitable économiquement parlant, le § 275 BGB est à écarter. Il faut alors se tourner vers le mécanisme de l’imprévision allemand prévu au § 313 BGB. Comme l’article 1195 du Code civil, celui-ci prévoit en priorité le droit d'adapter le contrat. C’est seulement si une adaptation est impossible qu’il donne aux parties un droit de résiliation ou de résolution. Le § 313 BGB nécessite un trouble du fondement de l’acte juridique : si les circonstances à l’origine du contrat sont gravement modifiées après la conclusion de celui-ci, et si les parties n'auraient pas conclu le contrat ou l'auraient conclu à des conditions différentes si elles avaient eu connaissance de ces nouvelles circonstances, alors le respect du contrat ne peut être raisonnablement exigé. L’application du § 313 BGB peut être justifiée par des circonstances politiques, économiques et sociales, celles-ci incluant la survenance d’une pandémie. Cependant, il faut que la perturbation excède les risques qui sont à supporter par le débiteur. Or, en matière de fabrication et de livraison de biens, les exigences posées par la jurisprudence allemande sont généralement strictes. Par ailleurs, les contrats conclus après le 8 mars 2020 ne pourront probablement pas bénéficier de cette disposition en raison de la nouvelle loi allemande qui vise déjà à atténuer les conséquences de l’épidémie.

Enfin, en droit allemand, le créancier peut demander réparation en cas de force majeure, en particulier sur le fondement des §§ 283 et 286 BGB, ce que le Code civil ne permet pas en principe, à moins d’une faute lourde ou dolosive du débiteur (art. 1231-1, 1231-3 et 1351 du Code civil). Or là aussi, le droit allemand est plus favorable au créancier parce que le § 276 BGB ne pose pas les mêmes exigences quant au caractère de la faute. Par ailleurs, la jurisprudence allemande est sévère à l’encontre du débiteur et fait peser sur lui un haut degré de responsabilité quant à l'exécution de la prestation (voir BGH, 5 mai 2014, n° VII ZR 203/11).

Recommandations pratiques

Malgré ces dispositions contraignantes, les professionnels du droit peuvent conseiller leurs clients actifs en Allemagne de la manière suivante.

Tout d'abord, il faut examiner si non seulement le contrat, mais aussi d’éventuels avenants ainsi que les conditions générales applicables contiennent une disposition sur la force majeure. Dans le cas contraire, il faut déterminer le droit applicable au contrat, droit de la vente internationale de marchandises, droit français ou droit allemand, et prévoir d’intégrer une telle clause dans tous les futurs contrats.

La force majeure étant majoritairement d’origine jurisprudentielle en droit allemand, il faut accorder une importance toute particulière à la formulation des contrats, conditions générales et déclarations de force majeure, puisque ses conséquences juridiques ne sont pas prévues par la loi. Il est donc fortement recommandé de régler contractuellement toutes les modalités et le régime juridiques de la force majeure : précision de son champ d’application, notification et modalités de preuve, possibilités d'exonération du débiteur, conséquences juridiques et obligations ultérieures des parties telles que la suspension du contrat, la prolongation des délais d'exécution ou encore la résiliation ou la renégociation du contrat.

Si le droit allemand s’applique et le cocontractant se prévaut d’un report de paiement autorisé par la nouvelle législation, il convient d’exiger des éléments de preuve démontrant que l’impossibilité de payer est réellement causée par la pandémie de Covid-19, comme une attestation de perte de revenus fournie par l'employeur, la réception de compensations financières de la part de l'État des arrêtés et autres décisions officielles interdisant la poursuite de l’activité ou encore une déclaration sous serment.

Si le cocontractant conteste également le contenu des créances, une action en justice selon le § 259 du Code de procédure civile allemand (Zivilprozessordnung) peut être intentée dès à présent pour espérer mettre en œuvre une exécution forcée rapide à l’encontre du débiteur après le 30 juin 2020.

Par ailleurs, les mesures allemandes prévues à l'article 240 §§ 1 à 3 EGBGB ont un caractère contraignant et ne peuvent donc être contournées par le biais de conditions générales rédigées au détriment du débiteur.

Comme ces droits de refus d'exécution ne font que reporter les obligations de paiement sur l'avenir, il serait judicieux de convenir d’un calendrier de remboursement concret avec le débiteur. Un tel échéancier permet non seulement au débiteur de réduire ses dettes sur le long terme, lui évitant ainsi la faillite, mais précise également les dettes correspondant aux paiements, ce qui peut s’avérer utile en cas de dettes préexistantes.

En matière de dommages et intérêts, une faute peut être imputable au débiteur en cas de garantie ou d'acceptation des risques. Il faut également vérifier les obligations du débiteur concernant la notification de l’impossibilité de payer tout en gardant à l’esprit que le principe de bonne foi suppose de prévenir le créancier le plus tôt possible.

Il est peu probable que la crise du Covid-19 prenne fin rapidement et de nouvelles mesures seront certainement prises par les législateurs allemand et français. Le caractère exceptionnel des circonstances actuelles exige de toutes les parties au contrat une forte volonté de coopération. Seule une solidarité commune permettra à long terme de maintenir les chaînes d’approvisionnement et de préserver les relations entre partenaires commerciaux.

Felix Neumann, docteur en droit, référendaire au Kammergericht (Cour d’appel de Berlin) et Camille Rousselot, juriste au French Desk du cabinet d’avocats Schulte Riesenkampff (Franfort-sur-le-Main).


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