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Tarifs douaniers, force majeure et arbitrage : quand la politique défie les contrats internationaux

La récente politique de tarifs douaniers mise en œuvre par l'administration Trump a causé une onde de choc sur les marchés mondiaux. La conjoncture économique est volatile : à l'heure où cet article est publié, les Etats-Unis sont déjà revenus sur de nombreuses mesures, qui comprenaient initialement des droits de douane jusqu'à 50% sur les importations de pays avec lesquels les Etats-Unis enregistrent un déficit commercial significatif. Ce virage protectionniste soulève des interrogations juridiques majeures, notamment sur le terrain contractuel. L'arbitrage, souvent prévu pour la résolution des litiges dans le cadre des relations contractuelles internationales, constitue plus que jamais un levier pertinent dans un tel contexte de crise. Explications par Flore Poloni, Associée & Kimberley Bazelais, Collaboratrice, Signature Litigation.

Augmentation significative des tarifs douaniers, un cas de force majeure ?

Les répercussions des mesures douanières ont été immédiates : marges commerciales comprimées, chaînes d’approvisionnement désorganisées, projets suspendus, joint-ventures fragilisées… La force majeure ne manquera pas de figurer parmi les arguments invoqués dans les inévitables litiges commerciaux liés à ces bouleversements, soulevant des questions inédites au regard du droit des contrats français.

La force majeure doit faire l'objet d'une analyse circonstanciée dans les contrats internationaux, tant son champ d'application est lié à la rédaction du contrat en question. En effet, si l'article 1218 du Code civil définit la force majeure comme un événement échappant au contrôle du débiteur, "raisonnablement" imprévisible lors de la conclusion du contrat, et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêchant l’exécution de l'obligation (imprévisibilité, extériorité, impossibilité), la définition applicable de la force majeure peut varier. Les stipulations contractuelles sont ainsi déterminantes car elles peuvent en effet déroger à la définition légale, tant pour en modifier les conditions de mise en œuvre que pour en étendre ou restreindre le champ d’application, une clause incluant expressément les actes de gouvernement ou les changements réglementaires dans la liste des événements constitutifs de force majeure serait ainsi de nature à sécuriser l’analyse lorsque les parties sont confrontées à des changements de droits de douanes.

Néanmoins, l'analyse rétrospective est plus aisée que l'anticipation de toutes les possibilités au stade de la rédaction, qui est plus délicate. En retenant la définition légale sans aménagement contractuel, si l’extériorité des mesures peut sans doute être vue comme acquise – étant le fait d’un État tiers aux parties contractuelles – les deux autres critères requièrent une analyse plus mesurée.

Le critère d’impossibilité est strict. La jurisprudence comme la doctrine rappellent régulièrement que ni une onérosité accrue, ni une exécution rendue plus difficile ne sauraient caractériser l'impossibilité[1]. Il faut donc démontrer que les droits de douane rendent matériellement impossible l’exécution de l’obligation. Ce scénario n'est pas invraisemblable. A titre d'exemple, des fermetures contraintes de sites de production dont l’activité est tournée vers le marché américain ont déjà été annoncées au Mexique, où le secteur automobile exporte 70% de sa production vers les États-Unis[2]

L’imprévisibilité suscite davantage de débats. Si les tensions commerciales, notamment sino-américaines, étaient perceptibles et largement médiatisées depuis plusieurs mois voire plusieurs années, l’ampleur et le caractère brutal des mesures annoncées, ainsi que leur mode de calcul (indexé sur le déficit commercial bilatéral) et leur évolution rapide pourraient nourrir un argumentaire d'imprévisibilité.

Dans l'hypothèse où il ne serait pas possible de satisfaire aux critères de la force majeure, d’autres mécanismes contractuels couramment inclus dans les contrats internationaux pourraient être mobilisés, tels que les clauses de hardship ou d’imprévision, ou encore les clauses de révision de prix permettant une renégociation des termes lorsque l’équilibre économique initial du contrat est fondamentalement altéré. Là encore néanmoins, la volatilité extrême de la politique commerciale américaine laisse présager des difficultés dans la mise en œuvre de ces mécanismes de négociation, qui peuvent paradoxalement constituer un terrain propice au contentieux.

L’arbitrage et l’urgence : une formule qui fonctionne

Sur le terrain procédural, l’arbitrage international a un rôle important à jouer. Dans un contexte d'économie mondialisée, l'arbitrage s'était déjà imposé comme un mode efficace de résolution des litiges commerciaux liés à la pandémie du Covid-19. Suite aux évolutions du marché de l’énergie influencées notamment par la conjoncture géopolitique de ces dernières années, il a également rencontré la faveur des usagers de l'arbitrage dans les contrats d'achat d'énergie, de concession ou d'investissement. Désormais incontournable pour le règlement des litiges dans les contrats internationaux, l'arbitrage s'est réinventé en conjonction avec ces crises répétées pour proposer des procédures d’urgence, qui se révèlent particulièrement pertinentes face aux bouleversements de l’équilibre contractuel. Les usagers doivent donc plus que jamais penser à inclure des clauses compromissoires dans leurs contrats.

De nombreuses institutions arbitrales comme la CCI ou la LCIA permettent la nomination d’un arbitre d’urgence dans un délai de quelques jours afin de préserver le statu quo et les intérêts de certaines parties au contrat. Dans l’affaire Al Raha Group[3], où la force majeure était invoquée en raison d'une nouvelle règlementation migratoire, un arbitre d’urgence avait ordonné la suspension de la résiliation d’un contrat en attendant la décision du tribunal arbitral. Dans l'affaire Luzar[4], une explosion dans un port américain avait justifié la saisine d'un arbitre d'urgence. La question de la force majeure avait là encore été centrale, l’arbitre ayant eu à examiner si le débiteur était dans l'impossibilité de remplir ses obligations contractuelles afin de justifier l’octroi ou non d’une mesure provisoire.

Transposées au contexte des tarifs douaniers américains, la jurisprudence et la pratique arbitrale sont riches d'enseignements. Les acteurs économiques confrontés à une perturbation brutale de leur environnement contractuel tenteront de mobiliser les voies procédurales à leur disposition. Dans ce contexte, l'arbitrage a prouvé l'efficacité de ses outils pour apporter une réponse appropriée, y compris dans l'urgence.

La crise des tarifs "Trump", les bouleversements économiques qui en résultent, et les litiges contractuels qui s'y attachent, s'imposeront comme un nouveau rappel, s’il en était besoin, que, dans un monde instable, l’anticipation contractuelle et l’agilité procédurale sont des atouts majeurs pour les entreprises.

Flore Poloni, Associée & Kimberley Bazelais, Collaboratrice, Signature Litigation

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[1] Cour de cassation, 2e Civ. 10 mars 2016, 10-26.132, Cour d'appel de Paris, 20 octobre 2021, n° 21/01806

[2] "La menace de taxes douanières de Trump fait trembler l'industrie automobile du Mexique", Le Monde, 1 avril 2025

[3] Al Raha Group c. PKL Services, Affaire AAA-ICDR n° 01-18-0003-0632, Ordonnance d'urgence provisoire, 27 août 2018

[4] Luzar Trading, S.A. v. Tradiverse Corporation, Affaire AAA- ICDR n° 01-18-0003-0504, Ordonnance d'urgence provisoire, 29 août 2018

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