La Propriété Intellectuelle à l’épreuve de la Blockchain : débat et enjeux

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Si la blockchain offre un potentiel en matière de création de preuve, elle présente néanmoins des limites majeures par rapport à un tiers de confiance dans certains cadres d’applications, comme celui de la propriété intellectuelle. Mais l’opposition blockchain – tiers de confiance a-t-elle vraiment un sens dans la mesure où cette technologie ne se suffit pas à elle-même ?

La blockchain est souvent présentée comme une innovation majeure, capable de résoudre nombre de problématiques y compris celle de la protection de la propriété intellectuelle (PI). Cependant, si son caractère décentralisé et la garantie d'inaliénabilité qu'elle offre semblent séduisants, il convient de dépasser ces premières apparences pour s'interroger sur la réelle capacité d’une technologie décentralisée à remplacer les tiers de confiance en matière de protection de la PI.

L'émergence de l'économie numérique a placé les actifs immatériels au cœur de la valorisation des entreprises de la tech. Marques, savoir-faire, données clients ou encore logiciels sont autant d'éléments qui constituent le capital stratégique de ces dernières. Leur protection et leur valorisation sont donc devenues des enjeux majeurs. Traditionnellement assurée par l'enregistrement et le dépôt auprès de tiers de confiance, cette protection fait face à une nouvelle alternative : la blockchain.

Ainsi, par le biais de son mécanisme cryptographique, la technologie blockchain peut offrir une preuve d'existence de l'actif immatériel via la création d'un hash unique. Ce procédé, bien que présentant de nombreux atouts, n'est cependant pas exempt de limites et ne saurait remplacer l'action d'un tiers de confiance en matière de protection de la PI.

Blockchain et tiers de confiance: une comparaison biaisée

Si la blockchain peut être perçue comme une alternative au tiers de confiance traditionnel, la comparaison est en réalité biaisée puisqu’elle met au même niveau une technologie (la blockchain) et le tiers de confiance, qui est un prestataire offrant un service.

Le débat doit donc être décalé, pour porter sur la comparaison entre le tiers de confiance traditionnel, qui a sa propre technologie de datation et d’archivage et la société tierce par laquelle il faut passer pour accéder à la blockchain.

L’enjeu primaire de la blockchain est de prouver l’existence et le contenu de transactions de manière décentralisée. Il s’agit d’une technologie à laquelle les sociétés n’accèdent pas seules. Elles ont recours à une société tierce qui leur propose l’accès à la blockchain et la création d’un hash.

Ainsi, même si la blockchain assure l'authenticité et l’intégrité des données, il en résulte uniquement une preuve de leur existence à un instant T. En ce sens, la blockchain sert de témoin et non de garant de la propriété intellectuelle. La protection effective des droits n'est donc pas assurée par la blockchain elle-même, mais nécessite l'intervention d'une autorité tierce.

On se retrouve donc face à une problématique toute autre. L’enjeu n’est finalement pas d’opposer blockchain et tiers de confiance mais de se demander à quel tiers une société peut faire suffisamment confiance pour assurer la protection de ses actifs immatériels.

Les limites de la blockchain en matière de propriété intellectuelle

Le fait que la blockchain soit une technologie dont l’accès est conditionné au recours à un prestataire limite son potentiel en matière de protection de la PI.

La technologie blockchain garantit l’authenticité et l’intégrité des transactions. Mais la transaction peut être totalement anonyme. De ce fait là, la blockchain ne peut garantir que celui qui fait le dépôt est bien le créateur originel de l’œuvre numérique déposée, alors que la notion d’identité est indissociable de celle de propriété d’un droit d’auteur. De plus, la blockchain n'est pas en mesure de gérer les utilisations et modifications ultérieures de l'œuvre ni d'accompagner le client en cas de litige[1].

Plus précisément, on peut lister deux principaux risques dans le fait de confier la protection de ses actifs immatériels à un prestataire de la blockchain :

L’absence de force probante devant les tribunaux.

La jurisprudence actuelle ne reconnait pas la qualité de preuve à la blockchain en matière de propriété intellectuelle. Cette technologie ne permet pas d’attester que la personne qui a enregistré les actifs dans la blockchain en est bien le titulaire des droits. Elle apporte simplement la preuve que cet enregistrement a eu lieu à une certaine date et que son contenu n’a pas été altéré depuis. Contrairement à un certificat de dépôt émis par un tiers de confiance reconnu, la validité de la preuve apportée par un certificat blockchain est donc laissée à la libre appréciation du juge, ce qui est une source d’insécurité majeure pour les sociétés qui se trouvent confrontées à un litige en contrefaçon par exemple.

La confidentialité et la pérennité de l’enregistrement.

Comme expliqué plus haut, bien que la blockchain soit une technologie décentralisée, une société doit passer par un prestataire pour y accéder. De nombreuses structures fleurissent dans ce domaine. Disposent-elles de ressources suffisantes pour garantir la confidentialité des dépôts qui leur sont confiés ? Et qu’en est-il de leur pérennité ? Seront-elles encore présentes dans cinq ans ? Il ne faut pas oublier que de nombreuses start-ups ferment dans les trois premières années d’exercice, notamment dans le secteur de l’IT[2].

En lien avec le point précédent, se pose la question de la perte du hash. Dans ce cas, la société n’a plus accès à son catalogue d’actifs et il n’existe pas de solutions de back-up ou d’accompagnement à ce jour pour le récupérer.

Se pose également la question de la cybersécurité. Le prestataire tiers a-t-il mis en place tous les moyens pour limiter les risques de cyberattaque ? Bien qu’il ne concerne pas la PI, l’exemple de la plateforme DAO qui a perdu 50 millions de dollars à cause d’une faille dans le code source d’un smart contract qui a servi de porte d’entrée à des hackers illustre ce point[3].

Enfin, la consommation énergétique engendrée par le recours à la blockchain pour la création d’un seul hash apparait disproportionnée, notamment à l’heure où les questions environnementales occupent une place importante.

L'importance du tiers de confiance pour la protection et la valorisation des actifs immatériels

Recourir à un tiers de confiance permet de bénéficier d’un véritable accompagnement tout au long de l’exploitation des actifs, de leur création jusqu’à leur cession en passant par d’éventuels litiges.

Au vu des limites de la blockchain, le rôle du tiers de confiance apparaît alors primordial pour la protection et la valorisation des actifs immatériels.

Par exemple, l’Agence pour la Protection des Programmes dispose de 43 années d’expériences qui garantissent la pérennité de la preuve ainsi que son accès. Le système de dépôt proposé et certifié ISO27001, permet de chaîner les différentes versions d’un logiciel et d’offrir ainsi un historique traçable des différentes fonctionnalités modifiées ou ajoutées au code source, des choix opérés dans le codage au fil du temps, etc.

Par ailleurs, contrairement à la perte d’un hash qui rend impossible l’accès à son catalogue d’actifs, le tiers de confiance héberge sur ses serveurs propres un exemplaire chiffré du dépôt, qui peut être dupliqué en cas de litige, mais aussi transmis dans le cadre d’un contrat d’entiercement ou d’un transfert de droits.

En conclusion, le véritable enjeu n'est pas de choisir entre la blockchain ou le tiers de confiance, mais de déterminer quel tiers de confiance sera le plus à même de protéger et de valoriser efficacement la propriété intellectuelle et, plus largement, les actifs immatériels d’une société.

Rédigé par Philippe Thomas, Président de l’Agence pour la Protection des Programmes


[1] Bien que ce ne soit pas le sujet de cet article, il peut être intéressant de noter que la blockchain peut même faciliter la dissémination de contrefaçons et rendre plus complexe, voire impossible, l’arrêt de leur diffusion. En ce sens, voir DE FILIPPI P., WRIGHT A. Blockchain and the law. Cambridge, Massachusetts : Harvard University Press, 2018, p 123-124.

[2] https://moneyzine.com/startup-resources/what-percentage-of-startups-fail/

[3] Voir également LAURENT M., La blockchain est-elle une technologie de confiance in Institut Mines Telecom, Signes de confiance – l’impact des labels sur la gestion des données personnelles, Janvier 2018, p.195.


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