Théorie de l’imprévision : A quoi sert le nouvel article 1195 du Code civil ?

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Fabrice Patrizio, Associé, ArchersFabrice Patrizio, avocat associé du cabinet Archers, questionne les apports et enjeux de l’introduction de la théorie de l’imprévision via le nouvel article 1195. Il revient notamment sur le véritable impact de la reconnaissance de l’imprévision sur la pratique en droit des affaires.

En pratique, le droit français n’avait pas attendu la réforme pour prévoir des palliatifs à ce rejet de l’imprévision (clause de hardship, clause de renégociation, d’adaptation…). Alors, quels sont les véritables apports et enjeux de l’introduction de la théorie de l’imprévision via le nouvel article 1195 ?

L’imprévision, mal aimée historique du droit français, est désormais consacrée par la réforme du droit des contrat.

S’en est donc fini du rejet de principe posé par l’arrêt historique « Canal de Craponne » en date du 6 mars 1876 concernant la révision du contrat pour imprévision. 140 années de jurisprudence au cours desquelles aucune considération de temps ou d’équité ne pouvait permettre au juge civil de modifier la convention des parties au motif que la force obligatoire des conventions s’impose aux parties et au juge.
En retard sur ses voisins, la France était l’un des derniers pays d’Europe à ne pas reconnaître la théorie de l’imprévision en matière civile. En effet, la multiplication des contrats de longue durée dans un environnement économique de plus en plus instable a conduit à la consécration de la révision judiciaire du contrat pour imprévision tant au travers des projets européens de droit des contrats qu’avec les avant-projets de réforme.
Cette réticence à instaurer l’imprévision était notamment liée à la crainte de l’immixtion du juge judiciaire dans le contrat. Le monde des affaires redoutait cette situation, sans doute à raison, vu la complexité de certains contrats et le manque de temps et de ressources de plus en plus criant des magistrats professionnels ou consulaires français. Le quantum de la révision échappant de plus au contrôle opéré par la Cour de cassation, la légalisation de l’imprévision pouvait soulever des craintes légitimes. Or, la consultation publique sur l’imprévision dans le cadre du projet de réforme a semble-t-il mis en exergue la nécessité d’une instauration de ce dispositif dans la loi.

Toutefois, la pratique avait déjà mis en place des palliatifs pertinents pour sécuriser les relations contractuelles.

Avant la réforme, les praticiens s’étaient déjà dotés d’un arsenal efficace pour faire face aux situations d’imprévision économique. De nombreuses techniques contractuelles, telles que les clauses de hardship, les clauses d’adaptation de prix, les clauses de renégociation, les mécanismes de put & call étaient déjà des outils très pertinents pour faire face aux aléas économiques. Sans attendre la réforme du droit des contrats, la Loi Hamon en date du 17 mars 2014 était aussi venue consacrer l’imprévision dans les relations fournisseur/distributeur en matière agroalimentaire. Désormais, une clause imposant une renégociation en cas de changement dans les circonstances économiques doit être stipulée dans ce type de contrat.

On peut dès lors questionner la véritable utilité de la réforme de l’imprévision. L’article 1195 a-t-il apporté une sécurisation des relations contractuelles en encadrant la théorie de l’imprévision ?

L’article vient réguler l’imprévision en mettant en place trois conditions cumulatives pour que l’imprévision soit retenue : la nécessité d’un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat, un changement rendant l’exécution du contrat excessivement onéreuse et enfin que la partie touchée par le changement de circonstances n’ait pas accepté d’en assumer le risque.
Dès lors, si ces trois conditions sont remplies, plusieurs mécanismes aux effets limités et critiquables peuvent être successivement envisagés.

Via le premier mécanisme, la partie, dont l’exécution des obligations est devenue excessivement onéreuse, peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant.
Jusqu’ici, rien de nouveau : les parties peuvent toujours et à tout moment convenir d’une modification de leur contrat. Et si l’on note la nouvelle faculté mise à la disposition de la partie victime du changement de circonstance comme une véritable avancée, quid d’une éventuelle sanction du cocontractant qui refuserait abusivement de renégocier ? Sur ce point, rien n’est dit et il incombera aux juges du fond de le déterminer.

Ensuite, en cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation.
S’agissant de la résolution du contrat, n’est-on pas là aussi face à un truisme ? Les parties peuvent toujours convenir de mettre fin à un contrat, de façon amiable.
Si l’article met en place l’adaptation judiciaire du contrat, admettant ainsi l’influence directe du juge dans l’équilibre du contrat, la capacité d’intervention de celui-ci reste très limitée. En effet, il ne peut être saisi, dans ce cas de figure, que sur requête conjointe des parties. Aucune adaptation du contrat ne peut être opérée si les co-contractants n’y consentent pas.

Enfin, à défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe.

Arrive ainsi, en toute fin de texte, ce que l’on peut considérer comme « la » véritable innovation de la réforme, innovation qui n’avait sans doute pas besoin des prolégomènes rappelés ci-dessus : si les parties ne parviennent à s’accorder ni sur la résolution du contrat ni sur la saisine du juge aux fins de son adaptation et ce, dans un délai raisonnable (sera-t-il de quelques jours, semaines ou mois ?), le juge peut être saisi unilatéralement par l’une des parties. Ce dernier peut alors réviser le contrat ou y mettre fin.

L’on peut, de façon assez raisonnable, considérer que si les parties ne sont pas parvenues à s’accorder de façon amiable pour réviser le contrat, c’est que les termes de la révision qui pourrait être envisagée ne sont pas si évidents. La complexité du contrat et des positions souvent radicalement opposées des parties seront parmi les termes de l’équation à résoudre pour réviser utilement le contrat. Or, le juge, fût-ce-t-il consulaire et connaissant le monde des affaires, a des compétences et un temps limités. Aura-t-il la volonté de se plonger dans les conclusions échangées par les parties à l’instance pour réviser le contrat ? Désignera-t-il un sapiteur pour faire ce travail, qui se rapproche terriblement, d’un travail d’expertise ? Tout porte à croire que ce travail d’analyse et de proposition d’une révision des termes du contrat fera l’objet d’une intermédiation, soit auprès de tiers sachant, soit auprès des parties elles-mêmes dans le cadre, par exemple, d’un processus de médiation judiciaire, souvent long et au résultat aléatoire, avec comme épée de Damoclès la résolution judiciaire du contrat.

La pratique détestant l’incertitude, en particulier, en matière d’exécution contractuelle, il est certain que bon nombre d’avocats vont trouver le moyen de neutraliser toute révision judiciaire du contrat. Ils vont ainsi organiser (comme ils l’ont très souvent fait dans le passé) les modalités d’une révision contractuelle, ou, au contraire, l’impossibilité de réviser le contrat. Une partie pourra commencer par imposer, lors de la signature de la convention, que les risques et autres surcoûts associés à l’exécution du contrat soient intégralement supportés par l’un des cocontractants, comme le prévoit aujourd’hui le texte. Ou encore, le principe de la révision ne pourra être déclenché qu’à partir d’un certain niveau de perte de marge brute réalisé par le prestataire, niveau généralement, assez élevé. Le hardship pourra aussi se traduire par une liquidité de l’un des deux actionnaires d’une Joint-Venture, qui est par ailleurs prestataire de cette structure. A l’aune de ces exemples, ne doutons pas que la pratique dispose de tous les instruments et de l’imagination nécessaire pour ne pas laisser au pouvoir juridictionnel le soin de s’immiscer dans l’exécution du contrat. Un bref exercice de droit comparé avec l’Angleterre par exemple, pays où le contrat règne en maître, nous montre d’ailleurs que la révision pour cause de hardship, si elle est possible grâce à la doctrine dite de la « frustration », demeure très exceptionnelle.

Finalement, le seul bénéfice de ce nouvel article 1195 n’aura-t-il pas été de nous sensibiliser, en tant que praticiens, sur la nécessité de ne pas omettre le traitement contractuel de l’imprévision lors de la rédaction de nos contrats ? C’est sans doute déjà beaucoup.

Fabrice Patrizio, Associé du cabinet ARCHERS


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