Etienne Rocher, Associé, Granrut revient sur une décision qui considère que l’exclusion d’un associé peut constituer un trouble manifestement illicite et être suspendue par le Juge des Référés
Une intéressante décision a été rendue par le Président du Tribunal de Commerce de Nanterre (ordonnance de référé du 17 juin 2015 RG n° 2015R00550) dans un litige entre actionnaires d’une holding d’un groupe coté de BTP qui s’était traduit par l’exclusion de deux minoritaires.
L’ordonnance rendue présente incontestablement un double intérêt en ce que, d’une part, le Juge des Référés suspend la mesure d’exclusion au visa de l’article 873 du Code de Procédure Civile et, d’autre part, fait à cette fin application des récentes décisions de la Cour de Cassation sur le caractère réputé non écrit d’une clause d’agrément statutaire.
I. Les faits
Les minoritaires détenaient 28 % des droits de vote, cette participation ayant été réduite à 23,6 % à la suite d’une augmentation de capital. Les mêmes minoritaires soutenaient que cette augmentation de capital était entachée de fraude et constituait un abus de majorité. Ils saisissaient la juridiction au fond en annulation de l’opération. Dans le cadre de cette augmentation de capital, ces minoritaires cédaient quelques droits préférentiels de souscription à leur société personnelle sous condition d’agrément par l’assemblée appelée à statuer sur la cession comme requis par les statuts de la société (clause d’agrément). Sous la même expresse condition, les sociétés des minoritaires souscrivaient à l’augmentation. L’agrément était finalement refusé et les fonds de souscription étaient ensuite de ce refus restitués aux souscripteurs.
Plusieurs mois après ces faits, les majoritaires initiaient une procédure de rachat forcé/exclusion des minoritaires au motif allégué que la souscription par les sociétés personnelles des minoritaires était intervenue en violation de la clause statutaire d’agrément.
Rappelons à ce stade que la clause d’agrément en question prévoyait que le vote de l’associé concerné n’était pas pris en compte dans le décompte des votes.
Les minoritaires saisissent alors le Juge des Référés sur le fondement de l’article 873 du Code de Procédure Civile pour faire cesser ce qu’ils tiennent pour un trouble manifestement illicite à leurs droits fondamentaux d’actionnaires.
Ils demandent, dans l’attente d’une décision du fond, la suspension des effets de l’exclusion dont celle visant la suspension des droits non pécuniaires prononcée conformément à l’article 227-16 du Code de Commerce et aux statuts de la société.
Aux termes de l’ordonnance commentée, le Président du Tribunal de Commerce de Nanterre fait droit à cette demande et suspend tous les effets du rachat forcé jusqu’à ce que le Juge du fond statue.
II. Intérêt de la décision rendue
A. Un raisonnement juridique classique pour une décision originale
Les praticiens connaissent bien les dispositions des articles 809 et 873 du Code de Procédures Civiles qui permettent, même en cas de contestation sérieuse, de prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent pour prévenir un dommage imminent ou faire cesser un trouble manifestement illicite.
Ces dispositions sont utilisées dans tous les domaines du droit, y compris en droit des sociétés.
C’est sur ce fondement que le Juge des Référés désigne régulièrement un administrateur provisoire en l’absence de paralysie du fonctionnement de la société, un séquestre de valeurs mobilières, ou encore un contrôleur ou enquêteur.
C’est également sur ce même fondement que le Juge des Référés décide parfois de l’ajournement d’une assemblée d’actionnaires.
Pourtant, la décision commentée constitue, à notre connaissance, une première en droit des sociétés où le Juge des Référés, par culture, rechigne souvent à intervenir dans la vie sociale et ce, d’autant plus que la mesure ordonnée, par nature intrusive, risque de perdurer (Cf le Référé en droit des sociétés, PUF d’Aix-en-Provence, Marseille, 2006).
Il est vrai que l’annulation par le Juge du fond d’une mesure d’exclusion sur le fondement d’une clause d’agrément réputée non écrite n’est pas chose nouvelle tant elle s’est développée depuis plusieurs années, mais, en référé, la suspension obtenue par les minoritaires fait encore figure de précédent.
B. Une motivation conforme à la jurisprudence de la Cour de Cassation
Au soutien de leur demande, les minoritaires soutenaient précisément que la sanction prononcée était fondée sur une clause réputée non écrite au regard de la jurisprudence développée par la Cour de Cassation depuis 2013 et encore récemment réitérée et même étendue (Cf. Cass. Com. 9 juillet 2013 n° 11-27. 235 FS + P+ B Sociétés LOGISTICS ORGANISATION GRIMONPREZ c/ BILS et Cass. Com. 6 mai 2014, n° 13-14. 960, Société SOCOLDIS c/BANDE, Jurisdata n° 2014.009106).
Sur cette question, le Juge note que, s’il ne lui revient pas d’interpréter les clauses statutaires, il existe cependant un doute sérieux sur la validité de la clause d’agrément, « ce que l’on ne saurait ignorer au vu des conséquences préjudiciables que la décision de la société pourrait entraîner » au préjudice des minoritaires (Cf ordonnance commentée).
De façon très symptomatique au regard de l’utilisation de plus en plus fréquente par les tribunaux de la notion de proportion dans tous les secteurs du droit, le Juge de l’évidence se réfère ici à la disproportion qu’il considère comme flagrante entre l’infraction alléguée contre les minoritaires (violation de la clause d’agrément) et les conséquences de la sanction résultant de la vente forcée de la totalité de leurs titres « synonyme de leur éviction immédiate et totale ».
Il est vrai qu’en l’espèce, la violation de la clause d’agrément alléguée non sans artificecontre les minoritaires avait en tout état de cause été sans aucun effet (à supposer que cette violation fût établie) dès lors que la souscription litigieuse n’était intervenue qu’un instant de raison et qu’à la suite du refus d’agrément, le souscripteur avait implicitement mais nécessairement renoncé à tous droits en acceptant le remboursement par la société des fonds de souscription.
Il n’en demeure pas moins que la notion de proportion entre la sanction prononcée (l’exclusion) et la faute alléguée (violation des statuts) utilisée en référé pourrait bien contraindre les majoritaires à s'interdire toute application trop mécanique des clauses statutaires d'exclusion ou de rachat forcé.
Etienne Rocher, Associé, Granrut