Extraterritorialité et entraide judiciaire internationale : Où en est-on de l’application de la loi improprement dite « de blocage » ?

Interviews
Outils
TAILLE DU TEXTE

Interview de Noëlle Lenoir, Anita Maklakova et Sabine Rudatsikira de Noëlle Lenoir Avocats sur la loi 28 juillet 1968 modifiée en 1980 sur « la communication de documents et renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères » dite « loi de blocage »

On parle beaucoup de la loi de blocage, sans qu’elle soit véritablement connue, sauf à admettre qu’elle n’a pas toujours bonne presse chez les juges et les avocats étrangers. Est-elle si utile ?

Dans le contexte de la pandémie, s’il est un secteur qui ne connaît pas la crise : c’est bien celui du contentieux. On assiste à un développement accéléré des litiges en matière sociale ou de santé, de restructurations d’entreprises, de recouvrement de créances, de rupture contractuelle etc. Les litiges internationaux ne font pas exception à cette véritable « explosion » des contentieux civils ou commerciaux.

Or, ces litiges soulèvent tous la question du transfert transfrontalier de preuves. Et c’est alors que s’avère bien utile la loi du 28 juillet 1968 modifiée en 1980 sur « la communication de documents et renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères1 » dite improprement « loi de blocage ». Cette dénomination lui a été attribuée par des juristes des pays de Common law, car en effet elle fait échec à l’application des procédures de collecte de preuves applicable dans ces pays. Mais la loi ne fait pas obstacle à la collecte des preuves. Elle la canalise2 et le fait dans un cadre juridique parfaitement légitime qui est celui des traités d’entraide judiciaire internationale en l’occurrence en matière civile et commerciale. Le transfert de preuves se fait ainsi non pas sur une base unilatérale, mais selon des procédures définies contractuellement, c’est-à-dire par des traités.

En quoi les procédures d’entraide diffèrent-elles par rapport au discovery, c’est-à-dire la transmission directe de preuves ?

Chacun sait que parmi les différences les plus marquantes entre les systèmes de Common law et de droit écrit, l’instruction des dossiers en litige vient en premier lieu. Alors que dans les pays anglo-saxons, elle est l’affaire des parties, dans ceux de l’Europe continentale, l’instruction est dirigée par un juge, lequel Outre-Atlantique ou Outre-Manche n’a qu’un rôle subsidiaire3. Plus concrètement, un avocat américain, britannique ou canadien peut s’adresser directement à son confrère à Paris ou Berlin pour lui demander de transférer sans autre forme de procès des millions de documents à titre de preuves. Autrefois, la preuve était apportée essentiellement par témoins, aujourd’hui, par un simple clic, une entreprise peut être sommée d’adresser une quantité quasi illimitée de documents de toutes natures via l’internet, suivant la procédure de ce que l’on appelle le discovery.

Comment est mise en œuvre l’entraide judiciaire internationale pour la collecte des preuves ?

Face au choc des cultures juridiques en matière de collecte des preuves, les grands pays dont les Etats-Unis ont décidé de conclure un traité pour essayer de concilier les pratiques de la Common law donnant aux parties à un litige un rôle particulièrement actif dans la procédure, et celles de la Civil law dont les procédures de collecte des preuves sont placées sous le contrôle du juge. Ce fut la Convention de La Haye du 18 mars 1970 sur la collecte des preuves à l’étranger en matière civile et commerciale (Convention de La Haye) qui connaît un fort regain d’intérêt dans les pays européens, mais aussi aux Etats-Unis. Ce traité prévoit trois procédures : l’une traditionnelle, qui consiste à charger un agent consulaire du pays où a lieu le litige à l’étranger de communiquer les preuves, voire d’entendre certains témoins dans le pays d’où doivent être transmises les preuves4. La deuxième procédure, assez usuelle, est celle de la commission rogatoire internationale5 (CRI). Elle exige que l’autorité centrale du pays « requérant » saisisse l’autorité centrale du pays « requis » (ce sont les ministères de la Justice), laquelle transmet la demande de CRI au Parquet qui saisit un juge devant être chargé de veiller au transfert des preuves vers l’étranger. La troisième procédure, de plus en plus utilisée, est celle du commissaire6. C’est une formule retenue dans la Convention de La Haye comme une concession faite aux pays de Common law et notamment aux Etats-Unis7. Le commissaire désigné par l’autorité centrale du pays requis n’a pas les pouvoirs de contrainte du juge. Il est cependant aussi garant de la régularité du transfert des preuves. J’ai exercé cette fonction récemment dans le cadre d’un litige aux Etats-Unis parce que les plaignants demandaient la transmission de documents émanant d’une société française8. Je puis vous dire que c’est une formule légère et efficace, d’autant que j’ai été chargée également d’identifier les problèmes pouvant se poser au regard de la protection des données personnelles.

Les traités d’entraide couvrent-ils tous les Etats où des litiges intéressant des entreprises françaises peuvent avoir lieu ?

Il existe d’autres formules d’entraide judiciaire. Par exemple, au sein de l’Union européenne, elle est définie par le règlement (CE) 1206/2001 du 28 mai 20019 modifié récemment par le règlement (UE) 2020/1783 du 25 novembre 202010. Entre la France et certains pays du Commonwealth, comme l’Australie, le Canada ou la Nouvelle-Zélande, c’est encore la Convention franco-britannique du 192211 qui s’applique. Ce sont toujours un peu les mêmes procédures, sauf qu’en Europe, la coopération judiciaire est plus étroite entre les Etats. Notamment, un juge d’un Etat membre peut éventuellement venir, avec l’accord du juge requis, procéder à des actes d’instruction dans un autre Etat-membre. Mais c’est une procédure exclusivement prévue entre Etats-membres de l’Union européenne.

Vous avez parlé de procédures d’entraide judiciaire, mais existe-t-il des conditions de fond limitant la transmission de documents à la partie adverse ? Car comme vous l’avez souligné ce sont des milliers, voire des millions de documents qui doivent parfois transiter de France vers l’étranger. Y-a-t-il moyen de limiter ce flux ?

C’est l’objet même de l’article 23 de la Convention de La Haye concernant le « pre-trial discovery ». Cette procédure est le pendant de l’article 145 du code de procédure civile qui permet à une partie, avant procès, de demander au juge d’ordonner à la partie adverse de lui communiquer des preuves qui seront utiles lors du procès envisagé. L’article 145 du code de procédure civile est d’application très fréquente et la jurisprudence est fixée. Principalement, le juge français exige que les documents demandés soient en rapport avec le litige12. On ne peut pas demander n’importe quoi. Aux Etats-Unis, les règles de procédures fédérales interdisent ce que l’on appelle des « mesures d’instruction générales » et que les Américains traduisent comme des « fishing expéditions »13. Toutefois, comme les juges n’interviennent que marginalement au niveau de la collecte des preuves, la pratique de ces « fishing expéditions » demeure très répandue. La collecte des preuves avant procès a été très discutée dans le cadre de la Convention de La Haye.

C’est pourquoi, les Parties contractantes ont décidé que chaque Etat partie pourrait faire une réserve à l’article 23 de la Convention sur le « pre-trial discovery ». Dans un premier temps, la France comme la majorité des autres pays, même le Royaume-Uni, a refusé purement et simplement le « pre-trial discovery ». Mais dès lors que nous adoptions l’article 145 du code de procédure civile, cette position n’avait plus grand sens. Aussi, en 1987, la France a assoupli sa position. Désormais, elle admet le « pre-trial discovery », sous réserve que les documents demandés soient en lien direct avec le litige, et aussi qu’ils soient énumérés ou spécifiés de manière suffisamment précise14 ; il ne peut s’agir par exemple de demander tous les courriels entre Monsieur X et Madame Y pendant 15 ans sans autre précision.

On a souvent associé la loi « de blocage » ou « preuves » à la préservation d’une souveraineté économique française. Quel est la fonction de cette loi de ce point de vue ?

D’abord, on peut estimer que faire respecter des procédures d’entraide négociées dans le cadre de traités, plutôt que de se faire imposer des procédures qui ne sont pas les nôtres, d’une certaine manière, c’est préserver son système juridique et donc une certaine souveraineté. La coopération judiciaire ne peut être à sens unique.

Ensuite, même s’agissant d’entreprises, Il peut y avoir des cas dans lesquels la société qui reçoit une demande de discovery a des doutes sur tel ou tel document lui paraissant mettre en cause, au-delà de ses intérêts propres, les intérêts économiques essentiels de la France (stratégie de défense, négociation de grands marchés industriels, prix négociés etc.). Dans cette hypothèse, les entreprises peuvent saisir le service d’intelligence économique de Bercy (le SISSE) qui peut les aider à identifier les documents posant problème du point de vue de la souveraineté économique de la France. Certaines entreprises le font, au même titre qu’elles peuvent aussi trouver auprès du service d’entraide du ministère de la Justice des conseils fort utiles.

La loi française de 1968 modifiée en 1980 – qui en réalité est une loi de coopération judiciaire – est de mieux en mieux comprise et acceptée à l’étranger et je ne doute pas qu’un jour ou l’autre une législation de ce type sera adoptée au niveau de l’Union européenne, ne serait-ce qu’en perspective de litiges civils et commerciaux d’importance, en Chine notamment où les entreprises européennes sont très implantées.  

Propos recueillis par Arnaud Dumourier (@adumourier 
________________________

1Loi n° 68-678 du 26 juillet 1968 relative à la communication de documents et renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères modifiée par la loi n° 80-538 du 16 juillet 1980.

2N. Lenoir, Le commissaire, artisan de l’entraide civile ou commerciale internationale et du respect de la loi Preuves improprement dite « loi de blocage », La Semaine du Droit – Edition Générale, n° 48, 23 novembre 2020.

3T. d’Alès et O. Sicsic, Le droit à la preuve dans le procès commercial, La Semaine Juridique Entreprise et Affaires, n° 14, 7 avril 2016.

4Article 15 de la Convention de La Haye.

5Chapitre I.

6 Article 17 de la Convention de La Haye.

7 Ph. W. Amram, Rapport de la Commission spéciale de la Conférence de La Haye de droit international privé, n° 3, août 1968, p. 68

8 Kristen Behrens ESQ v. Arconic Inc., 19-CV-02664 (E. D. Pa. 2019).

9 Règlement (CE) n° 1206/2001 du Conseil du 28 mai 2001 relatif à la coopération entre les juridictions des États membres dans le domaine de l'obtention des preuves en matière civile ou commerciale

10 Règlement (UE) 2020/1783 du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2020 relatif à la coopération entre les juridictions des États membres dans le domaine de l’obtention des preuves en matière civile ou commerciale (obtention des preuves) (refonte).

11 Convention entre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande et la France au sujet des actes de procédure en matières civile et commerciale, signée le 2 février 1922.

12 Cass. 2e civ, 7 janvier 1999, n° 97-10.831 ; Cass. com., 10 février 2009, n° 08-10.532.

13 Piacenti v. General Motors Corp., 173 F.R.D. 221, 224 (N.D. Ill. 1997) ; Wacker v. Gehl Co., 157 F.R.D. 58, 59 (W.D. Mo. 1994) ; Hofer v. Mack Trucks, Inc., 981 F.2d 377, 380 (8th Cir. 1992).

14 https://www.hcch.net/fr/instruments/conventions/status-table/notifications/?csid=501&disp=resdn.


Lex Inside du 21 mars 2024 :

Lex Inside du 14 mars 2024 :

Lex Inside du 5 mars 2024 :