Alfred Reboul, avocat au barreau de Paris exerçant en sanctions internationales, décrypte les mesures adoptées depuis novembre 2024 par la communauté internationale contre le Rwanda et le M23, dans le contexte de l’offensive de ce mouvement rebelle ayant conduit à la prise de Goma et Bukavu en RDC. Il met en lumière les divergences stratégiques entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union européenne face à cette crise sécuritaire et humanitaire majeure.
Depuis novembre 2024, la communauté internationale a renforcé son arsenal de sanctions à l’encontre du Rwanda et du Mouvement du 23 mars (M23), ainsi que de plusieurs personnalités et entités associées, dans un contexte de détérioration majeure de la situation sécuritaire dans l’est de la RDC. Les offensives du M23 – un mouvement rebelle congolais à dominante tutsi – ont connu une résurgence spectaculaire à partir de novembre 2024, avec le soutien déterminant, dénoncent plusieurs sources, de l’armée rwandaise. En janvier 2025, ses combattants ont successivement conquis les deux plus grandes villes du Kivu oriental, Goma puis Bukavu, face à une armée congolaise en déroute.
Cette offensive a déclenché une catastrophe humanitaire : au moins 7.000 morts en quelques semaines et près de 3 millions de civils déplacés fuyant la région.
Face à l’ampleur de la crise, la condamnation internationale a été unanime. Le Conseil de sécurité de l’ONU a fermement dénoncé les attaques indiscriminées du M23 et l’ampleur de la catastrophe humanitaire en cours. Dans le sillage de cette prise de position, les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada et l’Union européenne (UE) ont adopté des sanctions contre les acteurs impliqués dans le conflit. Toutefois, ces mesures diffèrent, tant dans leur approche juridique quand dans leur mise en œuvre. Entre sanctions financières ciblées et débats politiques internes, l'application effective de ces restrictions demeure complexe.
Une condamnation internationale appuyée par le droit onusien
L’offensive du M23 a conduit à la prise de plusieurs zones stratégiques en RDC, en violation du droit international et des accords de cessez-le-feu antérieurs. Face à cette escalade, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté, le 21 février 2025, la résolution 2773 (2025), qui demande expressément au Rwanda de cesser tout appui au M23 et de retirer immédiatement, sans conditions, ses troupes déployées en RDC. Elle exige aussi du M23 qu’il cesse les hostilités et évacue les zones conquises, notamment les villes de Goma et Bukavu.
Cette résolution s'inscrit dans le prolongement du régime de sanctions du Comité 1533 (2004)[1], instauré par la résolution 1493. L’ONU dispose en effet depuis 2004 d’un régime de sanctions visant les groupes armés opérant en RDC : plusieurs chefs du M23 sont inscrits sur la liste des sanctions de l’ONU (gel des avoirs et interdiction de voyage) depuis 2012-2013, tout comme l’est le M23 lui-même en tant qu’entité, en vertu de l’E.O. 13413.
L’ONU, impliquée de longue date dans le suivi du conflit régional, joue un rôle de premier plan dans la documentation des dynamiques militaires et économiques affectant la région à travers son Groupe d’experts sur la RDC. Ce groupe, également établi par la résolution 1533 (2004) du Conseil de sécurité, est mandaté pour surveiller l’application des sanctions onusiennes, identifier les violations et les auteurs de ces infractions, et fournir des analyses détaillées sur l'évolution du conflit. Il publie régulièrement des rapports mettant en évidence l’implication des acteurs extérieurs, notamment les circuits de financement et de logistique des groupes armés. Ses derniers rapports mettent en lumière l’implication directe du Rwanda dans le soutien militaire au M23 ainsi que les réseaux de contrebande exploitant les ressources naturelles de la RDC. Dans cette continuité, la résolution adoptée le 21 février 2025 s’aligne sur le narratif de Kinshasa en affirmant que la crise est alimentée par le pillage des ressources congolaises, notamment l’or et le coltan, via des circuits de contrebande liés au M23. Cette accusation, portée depuis plusieurs années par le gouvernement congolais, est formellement récusée par Kigali, qui conteste toute ingérence et dénonce une instrumentalisation politique du conflit.
Au-delà du cadre onusien, certains États ont estimé nécessaire d’adopter des mesures complémentaires pour restreindre davantage le soutien au M23 et sanctionner ses principaux acteurs. Les États-Unis ont été les premiers à réagir, en s’appuyant sur leur cadre juridique existant pour imposer des sanctions ciblées contre les individus et entités impliqués dans le financement et la logistique du groupe rebelle.
L’approche américaine : un dispositif de sanctions ciblées contre les soutiens du M23
Les États-Unis ont renforcé leur stratégie de sanctions ciblées en vertu de l'Executive Order (E.O.) 13413, modifié par l'E.O. 13671, permettant au Trésor américain d’imposer des mesures restrictives à toute personne ou entité contribuant à l’instabilité en République démocratique du Congo (RDC). Ces sanctions visent à entraver le financement et la logistique du Mouvement du 23 mars (M23) et de ses entités affiliées, en limitant leur accès au système financier international.
Le 20 février 2025, l’Office of Foreign Assets Control (OFAC) a élargi sa liste Specially Designated Nationals (SDN) en y ajoutant plusieurs individus et entreprises liés au soutien financier, militaire et diplomatique du M23 :
- James Kabarebe,ancien ministre de la Défense du Rwanda et actuel conseiller spécial du président Paul Kagame. Considéré comme l’un des principaux stratèges militaires de Kigali, il est accusé d’avoir facilité la livraison d’armes et d’équipements au M23 en violation des embargos internationaux, et d’avoir supervisé la coopération entre les Forces de défense rwandaises (RDF) et le M23, assurant au groupe rebelle une logistique militaire avancée et des ressources stratégiques.
- Lawrence Kanyuka,porte-parole officiel du M23. Son rôle dépasse la simple communication : il est identifié comme un intermédiaire clé dans les négociations visant à légitimer le mouvement à l’international. Il aurait également facilité des transactions avec des acheteurs de minerais opérant en dehors de la RDC, contribuant au financement des opérations militaires du groupe via des réseaux informels.
- Kingston Fresh Ltd (Royaume-Uni) et Kingston Holding SAS (France), deux sociétés-écrans accusées de participer au commerce illégal de minerais extraits des zones sous contrôle du M23. Ces entreprises auraient facilité l’exportation d’or et de coltan, en contournant les mécanismes de traçabilité internationaux et en fournissant au M23 un financement indispensable à son expansion militaire.
En parallèle, Washington a sanctionné l’Alliance du Fleuve Congo (AFC), une coalition de factions rebelles, incluant le M23, visant à renverser le gouvernement congolais. L’AFC avait été placée sous sanctions par l’OFAC dès le 25 juillet 2024, en raison de son rôle central dans l’escalade du conflit à l’Est de la RDC, la qualifiant de « coalition de groupes rebelles sanctionnée par les États-Unis ». Elle est sanctionnée sous les mêmes fondements juridiques que le M23, notamment l’E.O. 13413.
À cette liste s’ajoute Corneille Nangaa, ancien président de la Commission électorale nationale indépendante (CENI) de la RDC, devenu la figure politique de l’AFC en assumant un rôle de leader et de porte-voix du mouvement sur la scène internationale, cherchant à lui donner une légitimité politique et stratégique au-delà de son ancrage militaire.
En 2019, l’OFAC l’avait déjà sanctionné pour avoir « retardé les élections de 2016 en RDC jusqu’en 2018 » en compromettant le processus démocratique. C’est sous sa direction que la CENI avait proclamé Félix Tshisekedi vainqueur de l’élection présidentielle de 2018, un résultat contesté alors par certains observateurs internationaux. Après avoir quitté la CENI, Nangaa a cofondé l’AFC aux côtés de leaders du M23, visant à renverser le gouvernement congolais. En juillet 2024, il a de nouveau été sanctionné par l’OFAC, en raison cette fois-ci de son rôle de premier plan dans l’organisation et le financement des activités rebelles de l’AFC. Il a été condamné à mort en août 2024 par contumace par un tribunal militaire congolais pour crimes de guerre, insurrection et trahison, et le Ministère de la Justice congolais a annoncé une récompense de 5 millions de dollars de récompense à toute personne permettant son arrestation.
Ces sanctions entraînent plusieurs conséquences directes, applicables à l’ensemble des entités et individus désignés par l’OFAC dans le cadre du conflit en RDC :
- Gel immédiat des avoirs sous juridiction américaine, empêchant toute utilisation, transfert ou disposition des fonds et actifs détenus par les personnes et entités sanctionnées.
- Interdiction de toute transaction financière ou commerciale impliquant les personnes et entités désignées.
- Restrictions sur les échanges bancaires et commerciaux, bloquant les flux de financement des groupes armés et des structures affiliées, y compris celles opérant sous des appellations différentes ou via des sociétés écrans.
- Sanctions secondaires contre toute institution financière ou entreprise étrangère entretenant des relations avec les entités sanctionnées, exposant ainsi les acteurs tiers à des mesures de rétorsion, telles que l'exclusion du marché financier américain ou des restrictions sur leurs transactions en dollars.
Alors que l’invitation de Joseph Kabila à l’investiture de Donald Trump en janvier 2025 avait pu susciter des doutes quant à la position de l’administration américaine sur le conflit au Kivu oriental, ces sanctions témoignent d’une certaine continuité dans l’approche de Washington. Sous Joe Biden, l’une des dernières rencontres bilatérales de Joe Biden avec un homologue africain avait été avec Félix Tshisekedi, et l’actuelle administration semble maintenir cette dynamique en adoptant une posture résolument hostile au M23, et en sanctionnant des Rwandais.
Le Royaume-Uni : un gel de l’aide et une rupture progressive avec Kigali
Le Royaume-Uni a été le premier pays européen à prendre des mesures directes contre le Rwanda en raison de son soutien présumé au M23. Dès le 25 février 2025, le Foreign, Commonwealth and Development Office (FCDO) a annoncé une série de mesures restrictives , marquant un tournant dans la relation entre Londres et Kigali.
Ces sanctions s’articulent autour de quatre axes principaux :
- Suspension de la majeure partie de l’aide financière bilatérale au gouvernement rwandais, ne maintenant que l’aide humanitaire destinée aux populations les plus vulnérables. Cette mesure est particulièrement significative dans la mesure où le Rwanda comptait parmi les principaux bénéficiaires des fonds de développement britanniques, notamment sous les gouvernements précédents.
- Boycottage diplomatique des événements organisés par le gouvernement rwandais: le Royaume-Uni a annoncé que ses hauts responsables ne participeront plus aux rencontres officielles et aux événements organisés par Kigali. Cette mesure, bien que symbolique, isole davantage le Rwanda sur la scène internationale.
- Réduction du soutien commercial et limitation des activités de promotion économique avec le Rwanda: concrètement, les services du gouvernement britannique ne soutiendront plus activement les investissements ou échanges commerciaux avec le Rwanda, tant que la crise perdurera. Cela inclut l’absence de soutien diplomatique aux entreprises britanniques cherchant à développer des relations commerciales avec Kigali, ainsi qu’une réévaluation des accords bilatéraux en cours.
- Suspension de toute nouvelle assistance en matière de défense et réexamen des licences d’exportation d’équipements militaires ou à double usage: le Royaume-Uni a interrompu toute coopération militaire avec les RDF et suspendu l’exportation de matériels sensibles, y compris les équipements susceptibles d’être utilisés dans le conflit en RDC. Londres a précisé qu’aucune livraison ne sera autorisée sans réévaluation, afin d’éviter que ces équipements ne soient détournés au profit du M23.
Ces mesures ont été justifiées par le gouvernement britannique comme une réponse nécessaire "jusqu’à ce que des progrès significatifs soient réalisés" vers la paix, notamment la fin des hostilités et le retrait des troupes rwandaises du territoire congolais. Elles s’inscrivent dans le cadre du Sanctions and Anti-Money Laundering Act 2018, qui permet au Royaume-Uni de sanctionner un État ou des individus pour violations des droits humains ou soutien à des conflits armés. Si aucun dirigeant rwandais n’a encore été ajouté à la liste britannique des sanctions individuelles, des discussions sont en cours pour inclure plusieurs hauts responsables militaires et politiques identifiés par le Groupe d’experts de l’ONU comme facilitateurs du soutien au M23.
Cette décision du Royaume-Uni marque une rupture notable avec la politique menée jusqu’alors vis-à-vis du Rwanda. Historiquement, Londres avait entretenu des relations étroites avec Kigali, notamment à travers des partenariats en matière d’aide au développement et de coopération sécuritaire. Le Rwanda figurait parmi les principaux bénéficiaires de l’aide britannique en Afrique, une position renforcée sous le gouvernement de Boris Johnson, qui avait signé un accord controversé sur l’envoi de demandeurs d’asile rwandais vers Kigali.
Le Rwanda a vivement réagi à ces sanctions, dénonçant des mesures "punitives" et "contre-productives", et a exigé le paiement du solde de l'accord migratoire conclu avec Londres, estimé à plus de 61 millions d'euros.
L’Union européenne : une ambition affichée freinée par des dissensions internes
Dès le 15 janvier 2025, le Haut représentant de l’UE pour les Affaires étrangères, Josep Borrell exigeait de Kigali qu’il « cesse immédiatement tout soutien au M23 », tout en appelant à une solution diplomatique régionale.
Le 13 février 2025, le Parlement européen a adopté une résolution (2025/2553(RSP) non contraignante demandant des sanctions contre les responsables militaires rwandais et la suspension de l’accord minier entre l’UE et Kigali.
L'adoption de sanctions au niveau du Conseil de l'UE requiert toutefois l'unanimité des États membres. Et l’extension du régime de sanctions RDC (Règlement (UE) 1183/2005 et Décision 2010/788/PESC) à de nouveaux individus et entités liées au M23 s’est heurtée au blocage du Luxembourg, refusant de voter les sanctions et invoquant la nécessité de privilégier le dialogue avec Kigali et les processus régionaux sous l’égide de l’Union africaine et de la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC).
Face à cette impasse, certains États membres ont adopté des mesures unilatérales, dont l’Allemagne qui a acté la suspension partielle de son aide au développement, mettant en pause plusieurs programmes en cours et restreignant la participation de ses représentants à des initiatives conjointes avec le Rwanda.
À l’instar de ces initiatives unilatérales de pays européen, le Canada a également adopté des mesures restrictives en matière de contrôle des exportations, suspendant l’octroi de permis pour certains biens et technologies à destination du Rwanda.
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Si les sanctions imposées par les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada et certains États membres de l’UE traduisent une volonté d’isoler Kigali sur la scène internationale, leur capacité à infléchir sa stratégie en RDC reste incertaine. En 2012 déjà, des suspensions d’aides avaient visé le Rwanda pour son soutien présumé au M23, sans infléchir sa politique régionale. À l’époque, Kigali avait entrepris de limiter sa dépendance à l’aide extérieure, notamment via le fonds souverain Agaciro Development Fund, visant à renforcer son autonomie économique.
Les mesures restrictives adoptées en 2025, plus fortes dans leur ampleur, traduisent une volonté de contrer l’escalade du conflit et de sanctionner les violations du droit international, et s’inscrivent dans une dynamique plus large : l’affirmation des sanctions économiques comme levier central de la politique étrangère, articulé aux impératifs diplomatiques et humanitaires.
Alfred Reboul, avocat au Barreau de Paris, exerce en sanctions internationales, droit pénal et droit pénal international
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[1] Comité des sanctions du Conseil de sécurité mis en place par la résolution 1533 (2004) concernant la République démocratique du Congo