Stéphane Baller, Associé de EY Société d'Avocats, s'exprime sur l'observatoire des directions juridiques 2013.
Depuis avril dernier, date de la présentation officielle des résultats du troisième *Observatoire des Directions Juridiques, avec la participation d'Hervé Delannoy Président de l'AFJE, nous avons multiplié les moments d’échanges avec les directions juridiques et les responsables financiers de nombreuses entreprises internationales. De plus certains aspects des résultats ont pu être approfondis par une cinquantaine de directeurs juridiques durant les derniers Rendez-vous de l’Innovation Juridique organisés à Marseille par EY Société d’Avocats à la mi-septembre. Après avoir résumé les grands enseignements de cette livraison, nous vous proposons quelques idées clefs qui ont pu être abordées durant ces entretiens pour pouvoir nourrir votre réflexion sur le futur de votre fonction juridique.
Enseignements majeurs 2013 : Tout change ! Rien ne change ?
Depuis quelques années, la fonction juridique bénéficie sans conteste d’une nouvelle perception et d’une nouvelle position dans le monde de l’entreprise : chacun s’accorde sur le fait que son rôle a largement dépassé celui d’une fonction support.
Dans le contexte de complexification du droit et d’internationalisation des affaires, les juristes se doivent d’être encore davantage connectés aux enjeux opérationnels, pour devenir de véritables partenaires stratégiques des dirigeants. Mais qu’en est-il de la pratique quotidienne du droit dans l’entreprise ? Les directions juridiques sont-elles suffisamment impliquées dans la prise de
décisions ? Leur organisation et leur intégration sont-elles optimales, ont-elles les moyens de leurs ambitions ?
Pour la troisième édition de cet Observatoire, nous avons souhaité également apporter un éclairage sur l’une des préoccupations largement exprimées par les directions générales des entreprises et leurs directions juridiques : la mesure de la performance. Les résultats qualitatifs et quantitatifs de cette année montrent qu’une dichotomie est en train de s’installer. D’un côté, des groupes à forte culture juridique, internationaux, qui ont investi dans des programmes de compliance et d’éthique intégrés dans leurs pratiques opérationnelles et animés par des équipes juridiques renforcées aux vastes moyens d’actions. De l’autre, des directions juridiques qui, à périmètre constant, tentent de faire face à l’inexorable inflation réglementaire, tout en réalisant des gains de productivité humains, disposant d’un faible support technologique, souffrant d’une offre de conseil rarement en mesure de proposer un accompagnement mondial et confrontées à des problèmes de rétention des talents.
Une satisfaction inégale du rattachement hiérarchique
Près d'une direction juridique sur deux est rattachée à la direction générale et se déclare globalement satisfaite de ce rattachement. Les directions juridiques rattachées à la direction financière (27%) se montrent en revanche plus réservées quant à leur satisfaction de ce lien hiérarchique. L’évolution des directeurs financiers généralement observée vers les postes de direction générale, se pose à terme la question de la collaboration future entre droits et chiffres.
Des moyens limités pour la direction juridique
L'enquête a également mis en exergue les moyens limités des directions juridiques mis à leur disposition : on note, d'une part, un ralentissement des embauches au sein des directions juridiques ces dernières années — 2,3 juristes en moyenne contre 3,4 dans l'édition de 2008 et, d'autre part, la faible représentation de la direction juridique à l'étranger — 54,5 % des directions juridiques interrogées ne disposent d'aucun représentant hors de France. L’évolution du droit des affaires au-delà des limites passées de la territorialité pourrait ouvrir des perspectives de carrière internationale pour les jeunes juristes qui arrivent sur le marché si ils sont préparés à renforcer leur bagage technique par des compétences en matière de gestion de projet et de management en milieu international.
Un recours encore limité aux outils de suivi de la performance juridique
Seul un quart des répondants se déclarent équipés d'un tableau de bord de suivi de leur performance, et on peut naturellement conclure que l'impulsion pour le recours aux outils de suivi vient souvent du management : pour 26,5 % des répondants, la direction générale leur demande un suivi de leur performance par la mise en place d'indicateurs. Le recours à la technologie pour favoriser la "production du droit" par exemple n’est que l’apanage d’une part limitée de notre échantillon : 9,5% !
Le tableau de bord idéal des directions juridiques
Pour constituer leur tableau de bord idéal, les directions juridiques citent comme premier indicateur de performance, la satisfaction du comité exécutif (63,5%). Parmi les éléments de pilotage plus spécifiques dans les indicateurs d'efficience, de la relation client interne, de contribution aux métiers ou encore de personnels, ont été principalement exprimés le niveau de satisfaction de leurs clients internes (78 %), la protection de la responsabilité de l'entreprise (69 %), l'engagement des équipes (59 %) et le coût des prestataires externes (52 %).
Des outils de respect des règles juridiques en perte de vitesse
On observe une désaffection plus ou moins prononcée des directions juridiques pour certains outils - tableau de bord, manuel de procédures, formation, description des processus d'engagement et d'identification des contrôles clés, auto-évaluation ou encore audit interne juridique - dont l'utilisation est en perte de vitesse. Les outils de gestion des mandats sociaux et les chartes éthiques demeurent parmi les plus utilisés, même si leur utilisation connaît un léger recul, tandis que la cartographie des risques juridiques est de plus en plus utilisée (+ 9 points).
Rien ne change ? Pour l’instant ! Car demain ...
Les débats comme les présentations réalisées auprès des directions juridiques sur la base de ces résultats ont permis d’explorer plusieurs pistes pour imaginer les évolutions possibles des directions juridiques à l’horizon 2020. Nous avons retenu trois idées fortes.
Le directeur juridique encore plus consultant ?
Il est remarquable d’observer, malgré une montée en puissance des diverses obligations légales, le déploiement des chantiers de compliance, le questionnement croissant des organismes de régulation, le tout à l’échelle internationale, que les grands groupes ont peu poussé la réflexion pour améliorer la performance de la direction juridique sur l’utilisation de l’outil informatique.
Pourtant l’évolution des outils et la puissance croissante mise à disposition permettent d’accéder à une gestion documentaire performante qui peut intégrer certains éléments de preuve plus facile à produire en cas de sinistre. Une telle démarche oblige à une analyse poussée des flux d’information, de leurs détenteurs, de leurs utilisateurs et des "sachants" permettant de mettre à nu certains risques liés au traitement documentaire, parfois considéré comme une matière mineure non enseignée à l’Université. Cette réflexion pourrait même devenir impérative pour permettre de structurer des chantiers de "Legal Process Outsourcing" très à la mode dans les groupes anglo saxons et qui devraient rapidement atteindre les directions juridiques sous la pression des politiques systématiques d’optimisation des coûts. Une telle démarche pour être efficace doit en effet permettre, en connaissant les différentes actions d’une direction juridique, de distinguer les tâches à valeur ajoutée, cœur de métier, de celles qui pourraient être sous traitées à bas coûts ou encore de celles qui gagneraient à être centralisées dans des centres de services partagés entre les mains de spécialistes. Cette analyse coûts / opportunités, familière pour les financiers, permet alors d’intégrer l’optimisation des traitements par l’informatique, la qualification des compétences nécessaires pour réaliser une tâche juridique, la revoir, la superviser et envisager sa possible délégation. C’est aussi une base de réflexion pour une meilleure organisation en fonction d’un niveau de service et de sécurité juridique voulus au plus haut du management. Pourtant en observant certains chantiers de LPO nous constatons que cette phase d’étude est souvent négligée au profit de la délégation avec un objectif de baisse des coûts qui peut entrainer une perte de compétence dommageable pour l’entreprise. Face à ce mouvement le directeur juridique doit se préparer en développant au-delà des compétences de management un véritable savoir-faire organisationnel pour lequel il n’a pas forcément été préparé. Il peut aussi tirer enseignement des expériences des fiscalistes qui "vivent" l’expérience des centres de service partagés comptables avec plus ou moins d’agrément.
L’enjeu des comités spécialisés ?
L’utilisation accrue des cartographies des risques juridiques par les directions juridiques ne peut que rapidement interpeller les comités des risques, d’audit, stratégiques qui doivent connaitre cette information clef. Cette demande va très vite poser la question des interventions des directions juridiques dans ces cénacles aux règles de communication spécifiques. Très vite se poseront les questions du contenu des présentations, de leur cadence, de leur durée. Peut-être l’élaboration de programmes de dialogue annuel structurés sur le modèle de certaines directions fiscales poussées ces derniers mois par une exposition accrue au risque de réputation et à l’agressivité croissante des administrations voulant restaurer les finances publiques de leur Etat serait une base de reflexion.
Les directions juridiques devront alors démontrer leur capacité à couvrir l’ensemble d’un groupe international pour faire remonter les informations nécessaires pour piloter le risque en fonction des axes arrêtés par la direction générale et proposer une véritable stratégie juridique formalisée auprès de ces comités, ce qui dépasse les exigences actuelles de certaines équipes de direction.
De nouveaux métiers pour les juristes ?
Lorsque l’on observe les différentes fonctions qui se sont créés ces dernières années dans l’entreprise internationale et leur niveau actuel de professionnalisation – affaires publiques et lobbying, développement durable, communication digitale, fiscalité, ressources humaines, compliance, risk management ...- on peut imaginer de larges perspectives d’évolutions pour les juristes ou la fonction juridique. N’est-ce pas une opportunité permettant de démontrer qu’au-delà de la compétence technique, les juristes de qualité sont aussi des managers capable de prendre en main des responsabilités au-delà de leur art !
Par exemple si l’on observe le profil des directeurs des ressources humaines des groupes français du CAC 40, le nombre croissant d’opérationnels à la tête des ressources humaines va provoquer l’émergence de véritables compétences identifiées en droit du travail en appui de ces DRH "new look". Autre domaine : le lobbying n’est plus uniquement une question de carnet d’adresse, mais aussi la capacité à proposer un texte bien rédigé qui pourra être porté "au bon endroit" après une veille technique stratégique. Ou encore la communication digitale d’une entreprise, voir sa communication au sens large, sont aujourd’hui autant de chausse trappe à conséquences juridiques en terme de réputation. Enfin, le risk management est bien loin des seules problématiques d’assurance de ses débuts et couvre aujourd’hui un large volet juridique. Même la fiscalité, souvent rattachée à la direction financière pour permettre de trouver plus facilement la source d’information indispensable pour recouvrir l’impôt – la comptabilité générale - retrouve le chemin du droit à la recherche de l’entité sociale. Car cette dernière est souvent le redevable de l’impôt, ce que parfois oublient les équipes finance mobilisées par une information financière consolidée et le calcul d’un impôt normatif qui certes permettent une communication rapide et standardisée, mais gomment toutes les spécificités fiscales observées dans chaque ressort.
Lorsque l’on parle création de poste avec des financiers pour des entreprises moyennes opérant à l’international, il n’est d’ailleurs pas rare de voir se dessiner dans le descriptif de fonction une recherche associant droit et fiscalité.
Prêts pour le grand jour ?
Les exemples pourraient être multipliés pour souligner soit la possibilité pour des juristes de talent d’aller au-delà de leur technique et évoluer vers de nouveaux métiers où la connaissance du droit est un atout ; soit la capacité pour les directions juridiques d’évoluer pour former des managers tout en maintenant leur niveau technique , regagner en visibilité auprès du conseil d’administration ; démontrer des talents de managers "comme les autres" en choisissant de proposer à leur direction générale une vision ambitieuse pour le droit.
On peut donc penser que pour les 25% de notre échantillon déjà en 2008 à la pointe du progrès, les perspectives offertes par la fonction juridique sont encore plus porteuses d’avenir auprès de directions générales qui en France, contrairement aux Etats Unis, ne sont pas passées en majorité par la Faculté de Droit. Pour les autres le challenge est fantastique : pour les jeunes générations comme pour les dirigeants, construire une stratégie juridique pour demain qui s’imposera, même dans les pays émergents, dans un monde de plus en plus "risk averse" , capable de tuer une marque et une réputation au moindre écart à la morale, beaucoup plus rapidement qu’un tribunal face à une dérive juridique !
La clef de cette prise de risque par les juristes réside dans leur processus de formation – initiale comme continue – pour allier les savoirs faire juridiques acquis à l’Université avec les savoirs être acquis durant un parcours international de Grande Ecole. C’est pourquoi nous pensons nécessaire d’encourager des initiatives pédagogiques innovantes comme celles de Legal Edhec ou de la Grande Ecole du Droit de Paris Sud afin de préparer les juristes de talent pour demain, en entreprise comme en cabinet, à devenir des managers "core business" et non "support".
Stéphane BALLER, Associé EY Société d’Avocats
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*Troisième Observatoire des Directions Juridiques 2013 enquête réalisée auprès de directeurs juridiques, responsables juridiques et secrétaires généraux en activité interrogés entre le 20 septembre 2012 et le 11 janvier 2013 par voie électronique permettant de recueillir 204 questionnaires exploitables. Ces données quantitatives ont été complétées par des interviews qualitatives de directeurs juridiques. Comme en 2008, ces répondants sont à 38 % membres de comités exécutifs, et près de 50 % travaillent pour des entreprises cotées. En revanche, notre échantillon regroupe cette année un nombre plus important de sociétés réalisant un chiffre d’affaires supérieur à un milliard d’euros : plus de la moitié du panel en 2013, contre 34 % en 2008. Pour télécharger les résultats détaillés www.ey-avocats.com
A propos
Cet article provient du numéro 19 de Juriste Entreprise Magazine (JEM), magazine de l'Association Française des Juristes d'Entreprise (AFJE) dont le dossier spécial s'intéresse à l'intelligence économique.
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