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Le "nid à contentieux" de la nouvelle obligation d'information des salariés en cas de cession de contrôle de l'entreprise

professionnelsCoup de projecteur, par Nicolas Contis et Tanguy d’Everlange, avocats associés, Kalliopé et Romain Rue, avocat collaborateur, sur la nouvelle obligation d’information au bénéfice des salariés lors de tout projet de cession de la majorité du capital d’une SARL ou d’une société par actions.

A la faveur de la loi relative à l’économie sociale et solidaire (loi n°2014-856 du 31 juillet 2014) (1), le législateur vient d’instaurer une nouvelle obligation d’information au bénéfice des salariés lors de tout projet de cession de la majorité du capital d’une SARL ou d’une société par actions (2), afin que ceux-ci puissent éventuellement se porter candidat à la reprise de celle-ci. Coup de projecteur sur cette nouvelle contrainte sociale aux contours encore imprécis et vouée à un contentieux très nourri...



Personnes et opérations visées par le dispositif

Ce nouveau dispositif d’information des salariés concerne un très grand nombre de sociétés puisqu’il a vocation à s’appliquer dans l’hypothèse du projet de cession directe de la majorité du capital social d’une SARL ou d’une société par actions, dont l’effectif salarié est compris entre 1 et 249 personnes (3).

De plus, sous certaines conditions, les sociétés soumises à une réglementation particulière (on pense en particulier aux sociétés exerçant une profession réglementée) peuvent être soumises au dispositif susvisé.

Seules quelques rares opérations échappent au dispositif. Il s’agit des cas de succession, de liquidation du régime matrimonial, de cession de la participation à un conjoint, à un ascendant ou à un descendant. Le dispositif ne s’applique pas non plus aux sociétés faisant l’objet d’une procédure de conciliation, de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaire.

Enfin, ce nouveau dispositif s’appliquera aux "cessions conclues" à compter du 2 novembre 2014.


Nature et qualité de l’information à délivrer

Les salariés doivent être informés de la volonté du propriétaire des titres concernés de les céder, afin de leur permettre, s’ils le souhaitent, de présenter une offre d’achat de la participation objet du projet de cession.

Le contenu de l’information à communiquer aux salariés n’est pas à ce stade précisé, ce qui pourrait être, à notre sens, source de contentieux (cf. infra).

Dans le cadre de la préparation éventuelle d’une offre d’achat, les salariés peuvent se faire assister par un représentant de la chambre de commerce et de l'industrie régionale, de la chambre régionale d'agriculture, de la chambre régionale de métiers et de l'artisanat territorialement compétentes en lien avec les chambres régionales de l'économie sociale et solidaire et par toute personne désignée par les salariés, dans des conditions définies par décret (4).


Modalités de délivrance de l’information

L’employeur doit délivrer l’information à chacun de ses salariés par "tout moyen" qui sera précisé par un arrêté ou un décret non encore publié, de nature à rendre certaine la date de réception de ladite information par le salarié (5).

Quant au moment de la délivrance de l’information, celui-ci diffère selon la taille des sociétés concernées :

-dans les sociétés de moins de 50 salariés, l’information sur le projet de cession doit être divulguée par le représentant légal à chaque salarié au moins 2 mois avant la "cession" (6) ;

-dans les entreprises de 50 à 249 salariés disposant en principe d’un comité d’entreprise, les salariés doivent être informés au plus tard en même temps que le comité d’entreprise par le "chef d’entreprise" (7) ; en revanche, et assez curieusement au demeurant, la loi ne prévoit pas un délai pour la communication de cette information avant la réalisation de la cession concernée.

Les salariés sont tenus à une obligation de discrétion (relative car ils sont autorisés à diffuser des informations à ceux qui apporteront leur concours pour leur permettre de présenter une offre d’achat) (8).

Dans tous les cas, la "cession" envisagée doit intervenir dans un délai de 2 ans après l’expiration du délai d’information des salariés sur la cession ; à défaut, la procédure d’information doit être renouvelée (9).


Sanction du non-respect du dispositif

Le non-respect du dispositif d’information des salariés ouvre à leur bénéfice une action en nullité de la cession se prescrivant par 2 mois à compter de la date de publication de la cession de la participation ou de la date à laquelle tous les salariés en ont été informés (10). Pour les cessions d’actions qui ne font l’objet d’aucune publication, le fait générateur du délai de prescription met donc à la charge du cédant et du cessionnaire une seconde obligation de notification de tous les salariés dès lors que la cession envisagée a été effectivement réalisée.


Imprécisions du nouveau dispositif et risques contentieux

Sur le plan économique, ce nouveau dispositif ne va pas faciliter la cession des PME en France, car il va générer des nouvelles contraintes difficilement mesurables sur le plan juridique et opérationnel, et entraver la recherche d’une certaine fluidité lors des processus de cession de sociétés.

De plus, le risque de divulgation d’informations confidentielles (ne serait-ce que l’indication même d’un projet de cession) est sérieux, et ceci d’autant plus qu’il sera très difficile d’identifier les auteurs de la violation de l’obligation de discrétion prévue par la loi.

En tout état de cause, l’application de cette loi va très probablement générer un contentieux nourri, alimenté par l’imagination fertile des plaideurs.

Sans prétendre à une liste exhaustive des risques contentieux, des débats intéressants auront certainement lieu devant les tribunaux sur les sujets suivants :

-Ce nouveau dispositif s’appliquera-t-il dès le 2 novembre prochain même en l’absence d’ici là de publication au journal officiel de la disposition réglementaire précisant le mode de communication de l’information aux salariés : à ce sujet, certains soutiendront que la loi semble assez claire pour ne pas conditionner son entrée en vigueur à un décret ou un arrêté (11) ;

-En l’absence de toute disposition réglementaire ou si une telle disposition se contentait de préciser uniquement le mode de communication de l’information (et non son contenu), un salarié pourrait-il exiger du cédant la communication d’informations spécifiques pour lui permettre de formuler une offre (ce qui serait cohérent avec l’esprit de la loi) ?

-Ce salarié ne pourrait-il pas également exiger un niveau d’informations équivalent à celui donné à des tiers avec lesquels le cédant serait d’ores-et-déjà en pourparlers (accès à une « data room » et aux réunions de présentation des activités par exemple) en excipant du principe de non discrimination et le caractère effectif du droit que lui confrère la loi nouvelle ?

-En cas de refus du cédant, ce salarié pourrait-il alors invoquer un trouble manifestement illicite devant le juge des référés pour obtenir satisfaction, et, dans l’hypothèse d’une décision favorable, pourrait-il obtenir l’interdiction temporaire de la réalisation de la cession projetée en violation de son droit d’information ?

-La responsabilité civile du "chef d’entreprise" qui n’a pas correctement respecté l’obligation d’information due aux salariés pourra-t-elle être recherchée ?

-Comment un cédant pourra-t-il concilier ce nouveau dispositif et l’octroi d’une exclusivité de négociations à une personne ou d’une promesse unilatérale de cession, qui, dans de nombreux cas, aura été actée antérieurement à l’entrée en vigueur du dispositif ?

-Les faits générateurs du point de départ de la prescription de l’action en nullité nouvellement créée peuvent-ils se cumuler ? Comment déterminer la date d’information de tous les salariés (l’un des points de départ de la prescription) ?

-Le champ d’application de la loi est-il limité aux seules cessions directes ou englobe-t-il les opérations complexes ayant un effet juridique similaire (apports, opérations de transmission universelle de patrimoine, etc.) ? La simple intercalation d’une société holding n’employant aucun salarié et dont les titres seraient cédées permettra-elle d’échapper à l’application du dispositif ?

Il conviendra donc de suivre avec beaucoup d’attention la mise en œuvre de ce texte, et son application par les tribunaux, afin de gérer au mieux les nouvelles obligations qu’il porte, et bien appréhender les contentieux.

Nicolas Contis et Tanguy d’Everlange, avocats associés, Kalliopé
Romain Rue, avocat collaborateur, Kalliopé

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NOTES

(1) Parmi les premiers commentaires de cette loi, cf. BRDA 18/14, p. 14 ; Gaz. Pal. 23 sept. 2014, p. 19, note de B. Dondero

(2) Obligation pesant également sur le chef d’entreprise lors de la cession de son fonds de commerce (obligation non étudiée dans le cadre du présent focus)

(3) S’agissant des sociétés de 50 à 249 salariés, le dispositif s’applique uniquement aux PME au sens de la loi du 4 août 2008 (art. 51), à savoir les sociétés dont les derniers comptes sociaux font apparaître un chiffre d’affaires annuel ne dépassant pas 50 millions d’euros ou un total de bilan n’excédant pas 43 millions d’euros

(4) Articles L. 23-10-2 et L. 23-10-8 du Code de commerce

(5) Articles L. 23-10-3 al. 1 et L. 23-10-9 al. 1 du Code de commerce

(6) Article L. 23-10-1, al. 1 à 3 du Code de commerce

(7) Article L. 23-10-7, al. 1 et 2 du Code de commerce ; en l’absence, il est fait renvoi aux dispositions concernant les sociétés ayant moins de 50 salariés (article L. 23-10-7, al. 5 du Code de commerce)

(8) Articles L. 23-10-3 al. 2 et L. 23-10-9 al. 2 du Code de commerce

(9) Articles L. 23-10-5 et L. 23-10-11 du Code de commerce

(10) Articles L. 23-10-1 et L. 23-10-7 du Code de commerce

(11) Cf. sur le sujet de l’application immédiate de la loi en l’absence de publication d’une disposition réglementaire : CE 30 janv. 2008, n° 297791 ; Cass. Crim. 3 juin 2009, n° 08-86.747

 

A propos des auteurs

 

Nicolas Contis, avocat associé, Kalliopé.

Nicolas Contis, avocat associé, Kalliopé

Avocat au Barreau de Paris depuis 2001, Nicolas Contis a co-fondé Kalliopé en 2008 et y dirige le département Contentieux, arbitrage et contrats commerciaux.


 

 

 

Tanguy d'Everlange, avocat associé, Kalliopé

Tanguy d'Everlange, avocat associé, Kalliopé

Avocat au Barreau de Paris depuis 2001, Tanguy d'Everlange a exercé pendant dix ans chez Sherman & Sterling LLP avant de rejoindre Kalliopé en 2011 comme associé en charge du département Corporate, M&A et capital investissement.




 

Romain Rue, avocat collaborateur, Kalliopé

Romain Rue, avocat collaborateur, Kalliopé

Avocat au Barreau de Paris depuis 2010, Romain Rue intervient en contentieux civil et commercial ainsi qu'en matière de négociation et rédaction de contrats complexes.








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