"La Commission vient de lancer un nouvel outil de détection des pratiques anticoncurrentielles invitant les particuliers au travers d’un dispositif de lanceur d’alerte à dénoncer les pratiques illicites"

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Marie Hindré, associée en droit économique et de la concurrence, Altana et Marianne Franjou, associée en droit social, Altana Marie Hindré, associée en droit économique et de la concurrence, Altana et Marianne Franjou, associée en droit social, Altana commentent le nouvel outil lancé par la Commission européenne qui permet aux particuliers d'alerter plus facilement la Commission en cas d'ententes secrètes et d'autres infractions aux règles de la concurrence tout en garantissant leur anonymat.

Pouvez-vous nous présenter le dispositif d'alertes qui permet aux particuliers d'alerter plus facilement la Commission en cas d'ententes ou autres infractions aux règles de concurrence ?

La Commission vient de lancer un nouvel outil de détection des pratiques anticoncurrentielles invitant les particuliers au travers d’un dispositif de lanceur d’alerte à dénoncer les pratiques illicites dont ils auraient connaissance tout en leur garantissant l’anonymat de leur démarche au travers d’un système de messagerie cryptée géré par un prestataire tiers qui ne relaie à la Commission que le contenu des messages reçus sans les métadonnées qui permettraient d’identifier leur auteur.

Que pensez-vous de ce dispositif ?

Ce dispositif s’inscrit dans la continuité du programme de clémence qui a permis au cours de la dernière décennie de détecter la plupart des cartels, grâce à la coopération des entreprises ayant pris part aux pratiques illicites en échange d’une immunité totale ou partielle de l’amende encourue. En faisant directement appel aux particuliers et en élargissant le champ du dispositif à toute forme de pratiques anticoncurrentielles, la Commission entend faciliter encore l’accès à la preuve de pratiques par nature occultes et ainsi faire peser un aléa plus grand sur les entreprises qui s’engagent dans ces pratiques de voir leurs agissements non seulement dénoncés par les autres membres du cartel, mais aussi désormais par leurs propres effectifs. Nul doute que les salariés sont les cibles privilégiées de ce nouveau dispositif qui vise les personnes physiques ayant pris une part personnelle à l’infraction ou en seraient informées par leurs fonctions. Mais contrairement aux systèmes Outre Atlantique favorisant les dispositifs de dénonciation anonyme en entreprise, la France encadre très strictement le dispositif des lanceurs d’alerte. Conformément à la délibération de la CNIL du 8 décembre 2005, modifiée en 2010 et 2014, qui prévoit notamment que « l’émetteur de l’alerte doit s’identifier mais [que] son identité est traitée de façon confidentielle par l’organisation chargée de la gestion des alertes », la Cour Suprême et le Conseil d’Etat rappellent régulièrement le caractère exceptionnel des dénonciations anonymes. Dans certains domaines d’ailleurs les textes excluent purement et simplement que les alertes anonymes puissent donner lieu à un quelconque traitement (signalements auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique par exemple). Dans le droit fil de cet encadrement, la Loi dite « Sapin II » prévoit un dispositif d’alerte très précis exclusif de tout anonymat. Bien au contraire, le salarié lanceur d’alerte doit se faire connaître à sa hiérarchie ou à l’autorité judiciaire concernée. C’est à cette seule condition qu’il bénéficiera de la protection légale instaurée par le même texte. On ne peut donc que se demander quel sera celui qui prendra le risque ?

Peut-on s'attendre à de nombreux signalements ?

En l’état, la mise en place de cet outil est sans doute peu connue du grand public, dans la mesure où la communication autour de son déploiement a été relativement discrète et l’information probablement encore assez peu relayée dans les entreprises. Assez rapidement elles vont devoir s’interroger sur la manière d’en informer salariés et représentants du personnel et alors même que les modalités pratiques d’utilisation de l’outil disponibles sont assez succinctes. Mais là encore, cela risque d’être compliqué. Lorsque certaines entreprises françaises ont tenté de mettre en place un code « éthique » d’entreprise (type RSE) instaurant un dispositif d’alerte professionnelle afin de permettre aux salariés de rapporter anonymement des faits délictueux, ou non, commis au sein de l’entreprise, la Cour Suprême a censuré le dispositif de délation. Elle a considéré que le dispositif doit être entouré de garanties suffisantes et permettre un contrôle efficient, ce qui n’était pas le cas en l’espèce (Arrêt Dassault, 8/12/09). En pratique, quelle sera l’incitation pour un salarié de faire usage de cet outil ? Dans le cadre de la clémence, les entreprises qui coopèrent peuvent bénéficier d’une immunité de l’amende encourue qui peut s’avérer substantiellement lourde. L’intérêt du demandeur à la clémence paraît donc assez évident. Pour le particulier, il l’est nettement moins. En outre, en matière de clémence, les entreprises se heurtent parfois à la réticence de leurs salariés à être entendus par la Commission afin d’exposer les pratiques dénoncées, difficulté en partie résolue par la procédure des déclarations orales. Il est vraisemblable que ce nouvel outil suscitera le même type de difficultés. En effet ici, pour le salarié en place (sauf situation conflictuelle), sa décision ne sera pas d’apporter ou non sa collaboration à la demande de clémence de son entreprise, mais bien de s’opposer à son employeur, sa hiérarchie, même de manière anonyme ce qui n’est pas une décision aisée, compte tenu des aléas et conséquences qu’elle emporte. Quels avantages va-t-il en retirer ? Quelles garanties réelles sur l’anonymat de la démarche lui assure-t-on ? Quels risques encourus à titre personnel et sur la poursuite de sa carrière si l’entreprise réussit à l’identifier comme à l’origine des dénonciations ? Comment peut-il se faire assister dans sa démarche ? Encourt-il un risque pénal s’il est identifié comme ayant participé aux pratiques ? Autant de questions légitimes pour lesquelles en l’état il n’y a pas de réponse claire dans les informations mises à disposition par la Commission. Un gros travail de pédagogie sera sans aucun doute nécessaire pour rendre l’outil effectif et pertinent.

Quelles sont ensuite les possibilités pour la Commission ?

Comme en matière de clémence, la Commission pourra sur la base des informations portées à sa connaissance diligenter une enquête pour confirmer la preuve des pratiques illicites ainsi révélées. Le devoir de vérification des informations divulguées sera vraisemblablement encore plus important qu’en matière de clémence notamment pour identifier et éliminer les dénonciations qui seraient de nature malveillante, s’inscrivant par exemple dans le cadre d’un conflit entre un salarié et son entreprise ou ancien employeur. En pratique, quelles suites donner à de telles dénonciations ? La fourniture de renseignements sur des pratiques anticoncurrentielles étant anonyme, comment la Commission et l’entreprise visée, alertées du caractère dilatoire des allégations, pourront réagir et se prémunir à l’avenir de nouvelles dénonciations de cette nature qui sont susceptibles de porter gravement atteinte à la réputation de l’entreprise ? En cas de démarche officielle, il est toujours possible pour l’entreprise injustement mise en cause d’engager des poursuites disciplinaires, voire pénales contre l’individu concerné, mais tel ne sera pas le cas ici, puisque, par définition, la Commission n’aura elle-même pas accès à l’identité du lanceur d’alerte et que ce dernier est, en tout état de cause, protégé.

Propos recueillis par Arnaud Dumourier (@adumourier)


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