Droit de la preuve ou à la preuve ?

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Noëlle Lenoir, avocate à la Cour, associée, Noëlle Lenoir Avocatsrevient sur l’arrêt du 10 novembre de la cour d’appel de Paris (Natixis) et nous propose une comparaison des procédures d’obtention des preuves aux Etats-Unis et en France. 

Le droit de la preuve reflète des traditions juridiques profondément ancrées dans la culture nationale

Le droit de la preuve revêt une importance croissante qu’accentue la tendance à la judiciarisation des litiges auxquels donne lieu la vie des affaires. Or les procédures de collecte des preuves sont ancrées dans la culture juridique reflétant l’organisation sociale du pays de sorte que cela génère, dans le cas de litiges internationaux notamment transatlantiques, des conflits de lois .

Aux Etats-Unis, le discovery accorde une place prédominante aux parties et donne lieu à des demandes de transmission de preuves de plus en plus considérables

La procédure de collecte des preuves dite discovery y fait la part belle aux parties. Le juge se borne à arbitrer les conflits sur les preuves à fournir. Ce sont les parties qui dirigent en quelque sorte l’instruction en s’attachant à fixer d’accord entre elles le périmètre des preuves que le défendeur devra transmettre au plaignant. Les différentes catégories de discovery sont les requêtes à fins de production de documents (« requests for production of documents »), les demandes de  dépositions de témoins sous serment en dehors de la cour (« depositions »), les demandes de réponses  écrites sous serment à des questions écrites (« interrogatories »), les précisions à donner sous serment par écrit sur certains faits (« requests for admissions ») et l’injonction de comparution d’un témoin devant la cour ou de production de documents (« subpoena »).

Si les parties ne s’accordent pas, le juge intervient : soit il ordonne la communication des preuves que le défendeur ne veut pas communiquer (« motion for discovery »), soit au contraire il dénie au plaignant la possibilité d’obtenir ces preuves (« order denying motion for discovery »). Cela peut prendre beaucoup de temps, car les demandes de discovery à l’heure de la numérisation (« e-discovery ») prennent des proportions gigantesques. Il est rare qu’un défendeur à qui l’on demande des milliers ou des centaines de milliers de documents se plie volontiers à une telle requête. Ce type de demande est appelé « fishing expedition », une expression qui dit bien ce qu’elle veut dire. Bien que bannie par les règles fédérales de procédure civiles (Federal Rules of Civil Procedure, ou FCPR), la pratique est courante. Le droit de la preuve est en fait un droit « à la preuve ». Les fishing expéditions sont ainsi devenues une marque de fabrique américaine, notamment au stade du pre-trial discovery.

En France, le juge a la maîtrise de la transmission des  preuves et une jurisprudence abondante et cohérente trace les limites raisonnables de cette procédure

La tradition française est foncièrement différente de ce qu’elle est aux Etats-Unis. Le juge est maître de la procédure d’instruction. C’est à lui, et non directement à la partie adverse, que doivent être adressées les demandes de transmission de preuves auxquelles il donne suite ou non. Par ailleurs, le défendeur n’est pas contraint de fournir spontanément les preuves à sa charge, car il est libre d’organiser sa défense. S le juge fait droit à la demande de production de preuves par le plaignant, le défendeur est bien entendu obliger d’obtempérer, et si son refus persistant de fournir des preuves apparait comme dilatoire ou abusif, l’intéressé s’expose à l’amende civile de l’article 32-1 CPC. En France, au civil comme au pénal, si les preuves apportées lui permettent de se prononcer, le juge statue suivant son « intime conviction », une notion absente du droit américain où tout repose sur la preuve.

Le pre-trial discovery français est prévu à l’article 145 du code de procédure civile (« CPC ») selon lequel : « S'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé ».

Les conditions d’octroi des mesures in futurum au titre de cet article sont les suivantes :

  • La saisine du tribunal (judiciaire ou de commerce) pour obtenir les preuves doit répondre à un "motif légitime», pour crédibiliser le litige envisagé ;
  • Les mesures d’investigation générales (i.e. les fishing expéditions) sont prohibées, les preuves communicables étant uniquement celles dont « pourrait dépendre la solution du litige » ;
  • Les preuves ne sont communicables que si elles sont « légalement admissibles», ce qui pose par exemple le problème de la protection des données personnelles ;
  • Enfin, bien que l’article 145 CPC n’y fasse pas référence, le juge tient compte des secrets protégés par la loi comme le secret des affaires ou le secret bancaire en vérifiant si la communication des informations est indispensable en vue du litige envisagé.

Le juge français est maintenant parfaitement familiarisé avec le droit de la preuve et la cohérence de sa jurisprudence est un gage de sécurité juridique pour les justiciables. En témoigne l’arrêt ci-dessous.

L’affaire jugée par la Cour d’appel de Paris le 10 novembre (n°21/02118) sur le fondement de l’article 145 CPC clarifie l’exigence de départ requise du plaignant pour crédibiliser sa démarche.

Le requérant, un ancien salarié de Natixis en litige devant les Prudhommes avec celle-ci, agissait en tant qu’actionnaire dans une action ut singuli contre les dirigeants de la banque. Se fondant sur des sanctions infligées à la banque pour agissement de certaines filiales par l’Autorité de la Concurrence (« ADLC ») et l’Autorité des Marchés Financiers (« AMF »), il imputait aux dirigeants une série d’infractions pénales (délits d’initiés, présentation de comptes faux et infidèles, abus de biens sociaux, escroquerie, informations trompeuses etc.). Avant d’engager son action au fond, il avait demandé au tribunal de commerce d’ordonner la communication de courriels, de rapports d’inspection internes, les dossiers constitués dans le cadre des procédures devant l’ADLC et l’AMF ou encore les échanges de l’entreprise avec ses commissaires aux comptes.

La banque en réponse contestait la qualité d’actionnaire de l’intéressé et invoquait le secret des affaires, mais surtout l'absence de motif légitime de la demande du plaignant.

C’est ce dernier argument également invoqué en appel que la Cour de Paris a retenu aux termes d’un motivation circonstanciée. Elle a examiné point par point les allégations de l’intéressé pour juger qu’elles n’avaient aucun fondement crédible, soulignant qu’un recours sur la base de l’article 145 CPC ne peut se fonder sur de « simples affirmations et supputations ». Dès lors, « à la lumière des éléments de preuve produits », elle a considéré que le requérant ne justifiait pas d’un « motif légitime » pour demander les documents et qu’en réalité, il visait à se venger de son ancien employeur.

Il résulte de cet arrêt que, d’une part, le juge français saisi avant procès est bien plus exigeant que le juge américain pour admettre la légitimité des demandes de preuves formulées par un plaignant au stade du pre-trial discovery. D’autre part, cet arrêt fait une application raisonnable du critère du « motif légitime » qui ne requiert certes pas d’apporter un « commencement de preuve » au soutien d’une demande de mesures in futurum (voir Cour de cassation, civ, 3 septembre 2015, n n°14-20.453), mais néanmoins des éléments convaincants de crédibilisation de la démarche.  

Noëlle Lenoir, avocate à la Cour, associée, Noëlle Lenoir Avocats


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