Sylvie Gallage-Alwis, avocat à la Cour, solicitor in England & Wales, et collaboratrice Senior chez Hogan Lovells (Paris) LLP, fait le point sur le préjudice d'anxiété, à nouveau devant la Cour de Cassation, et dont le verdict est attendu le 25 septembre prochain.
Le 10 juillet 2013, la Cour de Cassation a examiné, pour la troisième fois, les problématiques liées à l'attribution de dommages-intérêts au titre de la prétendue anxiété de développer une maladie dans le futur. Ce même jour, elle a en outre dû se pencher, cette fois-ci pour la première fois, sur la question de l'existence d'un préjudice distinct de bouleversement dans les conditions d'existence. Le verdict, attendu le 25 septembre 2013, marquera un tournant important non seulement des contentieux liés à l'amiante duquel sont nés ces débats, mais plus généralement de tout contentieux relatif à l'exposition à un risque.
La réparation du préjudice d'anxiété de développer une maladie dans le futur que des salariés auraient subi du seul fait de leur exposition à un risque a été consacrée par la Cour de Cassation par des arrêts désormais célèbres du 11 mai 2010. Cette dernière a en effet jugé qu'il existe un préjudice spécifique d'anxiété des travailleurs de l'amiante qui se trouveraient "dans une situation d'inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante et étaient amenés à subir des contrôles et examens réguliers propres à réactiver cette angoisse".
Ces arrêts ont donné lieu à de nombreuses dérives du droit de la responsabilité, les juges du fond ayant tendance à diluer les notions de faute, de lien de causalité et de preuve d'un préjudice certain et attribuant à des demandeurs non malades des sommes largement supérieures à celles allouées par les Tribunaux des Affaires de Sécurité Sociale à des personnes dont la maladie professionnelle a été reconnue.
Ceci a naturellement conduit à une inflation du nombre des demandes, certaines personnes malades tentant même d'obtenir une double indemnisation en saisissant à la fois les juridictions prud'homales et de sécurité sociale. La Cour de Cassation a pensé mettre fin à cette situation en jugeant, par des arrêts du 8 février 2012, que seules les personnes non malades pouvaient former des demandes en réparation du préjudice d'anxiété devant le Conseil de Prud'hommes.
Cependant, la réduction du nombre de demandeurs n'a été que temporaire. En effet, on peut constater que les demandes à ce titre sont désormais formées également par des intérimaires. De surcroît, le nombre de salariés formant de tels recours ne cesse d'augmenter au regard de la facilité avec laquelle certaines juridictions leur donnent raison.
Face à cette situation, la Cour de Cassation a été interrogée sur la question de la preuve de l'anxiété alléguée par les demandeurs. Par des arrêts du 4 décembre 2012, la Cour a curieusement permis un allègement des modes de preuve requis, jugeant qu'il n'est pas forcément nécessaire que le demandeur se soumette "à des contrôles et examens médicaux réguliers".
Cependant, cette jurisprudence a rencontré une résistance de la part de certains Conseils de Prud'hommes et Cours d'Appel. Ces juridictions reprochaient aux demandeurs de se contenter, pour la plupart, d'affirmer qu'ils ont été amenés, pendant une période déterminée, à exercer une activité professionnelle sur un site mentionné dans les arrêtés ministériels listant les établissements susceptibles d'ouvrir droit à l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante, sans apporter la moindre preuve d'une faute de leur employeur, d'un lien de causalité et d'un préjudice réellement subi.
Cette résistance a encouragé la formation de nouveaux pourvois qui ont conduit à l'audience du 10 juillet 2013. Plusieurs problématiques cruciales ont été soulevées à cette occasion.
La première question est relative à la compétence des juridictions prud'homales pour traiter ce type de dossier. Jusqu'à présent, elle a été consacrée au motif que les personnes qui sont anxieuses ne relèvent pas des Tribunaux des Affaires de Sécurité Sociale car ils n'ont pas développé de maladie professionnelle. Elles auraient simplement, aux dires des demandeurs, été "contaminées". Cette notion, pourtant médicale, pose un certain nombre de difficultés et pousse les juridictions vers des raisonnements scientifiques parfois hasardeux. La Cour va devoir s'interroger sur la question de savoir si l'anxiété ne devrait pas plutôt être appréhendée comme une maladie professionnelle dont l'indemnisation relèverait des Tribunaux des Affaires de Sécurité Sociale qui individualisent de façon plus systématique le montant des dommages-intérêts alloués.
Sur le principe de réparation ensuite, on constate que la majorité des juridictions indemnisent de façon forfaitaire le préjudice d'anxiété, en attribuant aux demandeurs appelés à une même audience la même réparation, sans évaluation individuelle et au cas par cas. Or, le seul autre préjudice subi par les travailleurs de l'amiante qui est indemnisé de façon forfaitaire est la perte d'espérance de vie via l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (ACAATA). Se pose dès lors légitimement la question de savoir si en réalité l'anxiété et la perte d'espérance de vie ne sont pas de la même nature et tous deux d'ores et déjà indemnisés par l'ACAATA.
Enfin, les sociétés tentent d'attirer l'attention de la Cour de Cassation sur le fait que l'application qui est aujourd'hui faite par une majorité de juridictions des arrêts du 11 mai 2010 susvisés équivaut à une quasi présomption de faute de l'employeur alors qu'il n'existe aucune présomption de faute en la matière.
Comme indiqué ci-avant, le caractère réparable d'un préjudice lié au bouleversement dans les conditions d'existence sera par ailleurs soumis, par ces mêmes pourvois et pour la première fois, à la Cour de Cassation.
Les Cours d'Appel sont nombreuses à refuser d'indemniser un tel préjudice, cependant sur des fondements différents. Certaines jugent que ce préjudice se confond avec le préjudice d'anxiété ou la perte d'espérance de vie indemnisée par l'ACAATA. D'autres motivent leur refus par l'absence de preuve rapportée par les demandeurs. Il appartiendra à la Cour de clarifier cette question avec l'espoir qu'elle n'ouvre pas la porte à ce chef de préjudice qui vient doubler les montants réclamés par les demandeurs.
Sylvie Gallage-Alwis, Avocat à la Cour, solicitor in England & Wales, et collaboratrice Senior chez Hogan Lovells (Paris) LLP