Pascale Deumier, Professeur de droit à l'Université Jean Moulin (Lyon 3), analyse la portée juridique des engagements éthiques des entreprises.
Depuis une dizaine d’années, de plus en plus d’entreprises ont adopté et publié sur leur site institutionnel des chartes éthiques et codes de bonne conduite. Comment expliqueriez-vous le fait que ce mouvement se poursuit toujours ?
Le mouvement a probablement sensiblement changé de ressorts. La première période, à compter des années 70, est celle de l’incitation faite aux entreprises, notamment par les organisations internationales, à s’engager dans une démarche éthique, particulièrement sur les droits sociaux et environnementaux. Cette première période n’a pas été immédiatement suivie de succès. Les codes éthiques vont réellement commencer à se multiplier dans les années 90, à la suite de scandales dénoncés par des ONG (particulièrement dans les secteurs du textile et de l’extraction minière). L’image de marque et la réputation de l’entreprise étaient alors déterminantes. Cependant, cette deuxième période s’est à nouveau transformée du fait de la banalisation progressive des codes de conduite - même si les pratiques varient selon la taille des entreprises et les secteurs d’activité. Jusqu’à il y a peu, adopter un code de conduite permettait de se démarquer ; de plus en plus, c’est plutôt le fait de ne pas avoir d’engagement éthique qui risque d’être remarqué négativement.
Quels sont les facteurs de motivations qui amènent les entreprises à adopter de tels outils aujourd'hui ?
Ils sont là encore variables selon les enquêtes. Souvent, la première motivation avancée par les entreprises est celle de la diminution du risque juridique et financier (selon plusieurs Rapports de l’OCDE et une étude KPMG-Université d’Erasmus, publiée en 2008). Cette motivation est particulièrement intéressante en ce qu’elle n’incite pas uniquement à adopter un code de conduite mais aussi à mettre en place les outils du suivi de cet engagement au sein de l’entreprise : dispositif d’alerte professionnelle, directeur ou département chargé des questions éthiques, audits, etc. D’autres études font apparaître en première motivation des entreprises la volonté d’améliorer leur image (étude Motivaction de 2007, auprès des responsables du développement durable de 200 grandes sociétés françaises) ou de renforcer la confiance dans l’entreprise (United Nations Global Compact, Annual review, 2000-2010, Anniversary edition, june 2010, p. 13).
Une fois la charte éthique adoptée par l’entreprise, quelle est sa valeur juridique ?
Tout va dépendre du contenu de la charte éthique, la valeur juridique pouvant varier pour chacune de ses dispositions. Le potentiel normatif d’une disposition peut varier selon trois facteurs. Tout d’abord, il faut tenir compte de la matière concernée : si la charte éthique aborde des domaines qui sont ceux du règlement intérieur de l’entreprise, elle sera susceptible d’être requalifiée en avenant à ce règlement (v. la circulaire de la Direction générale du travail 2008/22 du 19 novembre 2008 relative aux chartes éthiques, dispositifs d’alerte professionnelle et au règlement intérieur). Il faut ensuite tenir compte du degré d’engagement : en effet, une disposition de charte éthique qui se contente de reprendre les exigences légales, telles quelles ou en les concrétisant, mais sans rien y ajouter, ne produit pas d’effet juridique spécifique (sur ce point, v. Cass. Soc., 28 mai 2008, RLDA 2008/32, note I. Desbarats). La précision est importante : les exigences de la législation française, particulièrement en matière sociale, sont déjà très élevées. Aussi, le plus souvent, les codes de conduite se contentent de reproduire ces exigences ou d’illustrer leur mise en œuvre au sein de l’entreprise : de telles dispositions n’ont aucune valeur juridique propre. Enfin, pour qu’une disposition d’une charte éthique produise effet, il faudra tenir compte d’un troisième facteur : sa formulation. En effet, il sera plus difficile de faire produire un effet juridique à la formulation vague et générale d’un souhait (l’entreprise « souhaite promouvoir la protection de l’environnement ») qu’à l’énoncé d’une prescription précise de comportement. (« L’entreprise interdit toute forme de discrimination, telle que définie et sanctionnée aux articles L. 1132-1 et s. du code du travail »).
Une entreprise peut-elle être poursuivie en justice pour violation des principes énoncés dans sa charte éthique, notamment par ses cocontractants ?
Jusqu’à présent, devant les juridictions françaises, le contentieux existant est essentiellement un contentieux en droit du travail. Dans certains cas, la charte éthique est invoquée par l’employeur à l’appui d’un licenciement (la charte, remise au salarié, venant notamment établir qu’il connaissait les attentes de l’entreprise). Dans d’autres cas, des salariés ou syndicats de salariés agissent en nullité d’un code de conduite. Ainsi, la fédération des travailleurs de la métallurgie CGT a demandé l’annulation du Code of Business Conduct mis en place par la société Dassault systèmes à la suite de la loi Sarbanes-Oxley (Cass. Soc. 8 déc. 2009, D. 2010. 548, note I. Desbarats ; JCP S 2010, 1091, note P.-H. Antonmattei). La Cour de cassation a notamment estimé que les informations à usage interne dont la divulgation était soumise à autorisation préalable par le code n’étaient pas suffisamment définies, ce qui entraînait une restriction illégitime à la liberté d’expression. Enfin, récemment, un contentieux très différent est apparu mais on ne sait pas encore s’il va aboutir. En février 2013, plusieurs organisations (Peuples Solidaires, Sherpa et Indecosa-CGT) ont introduit une action devant le Tribunal de Bobigny contre Samsung pour publicité mensongère et pratique commerciale trompeuse, les engagements éthiques affichés par la marque étant de nature à induire en erreur les consommateurs sur les conditions sociales de production. Une enquête préliminaire a été ouverte par le parquet de Bobigny en juillet 2013 (V. Lefebvre Dutilleul, « Les normes éthiques », Archives de philosophie du droit, Tome 56, 2013, p. 269, sp. 270). Si l’action devait aboutir, c’est toute la démarche éthique qui serait profondément bouleversée : si elle repose aujourd’hui essentiellement sur un suivi des déclarations des entreprises, elle serait alors soumise à un contrôle des pratiques réelles des entreprises.
Pascale Deumier, Professeur de droit à l’Université Jean Moulin (Lyon 3)
A propos
Cet article provient du numéro 20 de Juriste Entreprise Magazine (JEM), magazine de l'Association Française des Juristes d'Entreprise (AFJE) dont le dossier spécial s'intéresse au juriste d'entreprise comme acteur clé du respect des droits de l'homme.
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