Comment le projet de réforme relatif à l'enseignement supérieur et à la recherche tente de réaliser certains objectifs ? Pourquoi ne répond-il pas aux attentes de l'Université ? Comment il rend encore plus fragile la situation actuelle ?
Les grandes difficultés rencontrées par l'université aujourd'hui sont liées à un manque de moyens tandis que la démocratisation des études supérieures a généré depuis 40 ans un afflux massif d'étudiants et que le niveau du bac a baissé pour tenir l'objectif des 80% d'une classe d'âge bachelière. Concrètement cela signifie: trop peu de professeurs et d'assistants, un manque de personnel administratif à tous les niveaux, la multiplication de contrats précaires, une gestion extrêmement délicate de la masse salariale, un sous-encadrement criant dont souffrent les étudiants, une recherche de plus en plus dépendante de financements extérieurs.
Non seulement le financement des étudiants à l'université est 2 fois moins important que celui des étudiants des classes préparatoires et des grandes écoles, mais les dotations des étudiants des filières universitaires des sciences humaines et sociales sont aussi la moitié de celles octroyées aux étudiants des sciences dites "exactes". Parallèlement, la dernière réforme a engendré des rigidités administratives exigeant des laboratoires et des écoles doctorales des activités administratives lourdes qui reposent sur les enseignants-chercheurs.
Quant au maintien d'un certain niveau de formation, il se fait au prix d'une sélection de la L1 à la L 3, avec un recours au redoublement pour les étudiants les plus faibles.
Nous démontrerons ci-après l'équation impossible du gouvernement, ainsi que le processus de paupérisation du savoir.
I - L'équation gouvernementale impossible
Comment augmenter le taux de réussite en licence en trois ans pour 50% de chaque classe d'âge, sans porter atteinte au niveau du diplôme ? Est-ce possible en l'absence de moyens supplémentaires ?
Le gouvernement propose un dispositif qui repose sur l’articulation entre "le principe de continuité entre le second cycle de l’enseignement du secondaire et le premier cycle de l’enseignement supérieur" et le principe de pluridisciplinarité permettant une réorientation des étudiants pendant la licence.
Pourtant, l'université risque d'être définitivement destinée à être le parent pauvre de l'enseignement supérieur. Le projet emporte plusieurs risques. Premièrement, le risque d'organiser une formation au rabais et de creuser un fossé encore plus grand entre les grandes écoles et les écoles privées d'un côté et les universités de l'autre. Deuxièmement, celui de dévoyer la pluridisciplinarité.
A - Risque d’organiser une formation au rabais et de creuser un fossé encore plus grand entre les grandes écoles et les écoles privées d’un côté et les universités de l’autre
L’articulation entre "le principe de continuité entre le second cycle de l’enseignement du secondaire et le premier cycle de l’enseignement supérieur" et le principe de pluridisciplinarité permettant une réorientation des étudiants pendant la licence menace de justifier une formation au rabais.
L’article 17 du projet de loi met en relief le "principe de continuité entre le second cycle de l’enseignement du secondaire et le premier cycle de l’enseignement supérieur" afin de remédier au taux élevé d’échec des étudiants en licence. Ce nouveau principe peut sembler logique. Quoi de plus naturel que la vertu des transitions ? Le projet de loi propose ainsi une logique de continuité assortie d’une logique de pluridisciplinarité. Il préconise, en effet, d’avantage de "pluridisciplinarité dans le cursus de la licence, afin de favoriser une spécialisation progressive et faciliter les réorientations". Quant à la pluridisciplinarité, elle peut sembler difficilement attaquable. Qui pourrait nier l'intérêt de connaissances plurielles et du décloisonnement entre les disciplines ?
Mais au-delà de l’apparence vertueuse de ces principes, la réalité risque d’être différente. Ce n’est pas une meilleure préparation à l’université par le secondaire qui est préconisée, ce qui relève du Ministère de l'éducation, mais une adaptation du supérieur aux difficultés du passage du secondaire au supérieur. Pourtant nul n’ignore que les bons élèves du secondaire n’ont aucune difficulté à l’université. Nul n’ignore que le niveau des exigences du baccalauréat a fortement baissé. Au lieu de prendre de front la question de la formation au collège et au lycée, c’est un calibrage à la baisse de la formation universitaire qui menace d’être ainsi conforté.
Une telle réforme pourrait avoir des conséquences néfastes car le fossé entre les grandes écoles et les facultés se creusera de toute évidence encore plus.
Le cursus universitaire sera destiné aux élèves qui ont besoin d’être accompagnés dans la continuité pendant que les plus forts (forts d’une excellente formation dans le secondaire) entreprendront le saut dans les établissements du supérieur sélectifs à l’entrée.
La "secondarisation" de l'enseignement supérieur ne répond pas aux enjeux de l'université au 21ème siècle dans une société de l'innovation.
C’est, au contraire, d’un regain de confiance dont l’université a besoin pour faire face à la concurrence des grandes écoles et des universités étrangères.
C’est d’excellence dont elle a besoin. D’ailleurs, le projet de loi n’est pas en désaccord avec cette idée dans la mesure où l’enseignement supérieur est destiné à contribuer "à la compétitivité de l’économie nationale et à l’attractivité du territoire national" (art 4).
C’est donc un pari sur la qualité de la formation que le projet de loi aurait dû faire, avec l’instauration de différents niveaux d’enseignement permettant d’accueillir les bacheliers les plus faibles dans une institution qui devrait former également les meilleurs élèves, et avec un meilleur taux d’encadrement de façon générale, comme l'a préconisé le rapport de la Cour des comptes en juin 2012 s’agissant de la filière du droit.
C’est donc également d’un investissement conséquent en termes de dotation dont a besoin l’université pour donner à tous les étudiants des chances identiques dans les formations du supérieur, à l’instar de ce qui est fait pour les étudiants des classes préparatoires et des grandes écoles.
B - La pluridisciplinarité ou le miroir aux alouettes
Justifiant les craintes d’une formation au rabais, le projet de loi veut introduire davantage de pluridisciplinarité dans le cursus de la licence afin de favoriser une spécialisation progressive et faciliter les réorientations. En soi, la pluridisciplinarité peut paraître une réponse à l’hyperspécialisation qui s’est imposée au fil du temps. Le décloisonnement entre les disciplines est nécessaire. La spécialisation progressive semble logique. Mais les objectifs dont ils sont assortis ne sont pas les meilleurs.
Mme Fioraso a expliqué en ces termes son projet : "Il ne s'agit en aucun cas d'instituer une licence polyvalente, comme je l'ai entendu parfois. Je pense au contraire que toute la force de l'enseignement supérieur et que sa spécificité tiennent à la créativité qui résulte de son irrigation par la recherche. Pour autant il faut accompagner les étudiants progressivement. Comment le ferons-nous ? Très concrètement par des portails pluridisciplinaires en début de cycle, par la possibilité laissée à l'étudiant de modifier en cours de cycle la mention de sa licence, par des parcours de spécialisation au sein de chaque mention vers une licence générale ou professionnelle, en anticipant la poursuite d'études en master, et par des passerelles entre parcours, mentions et autres filières du cycle.
Cela s'appelle un parcours de réussite en licence et je pense que jusqu'à présent, cela n'avait jamais été réalisé ni même tenté. Au lieu de sanctionner à l'entrée, nous préférons, nous, construire ensemble un parcours de réussite, avec les risques que cela représente, et avec les adaptations qui seront nécessaires parce qu'il faut apprendre à avancer progressivement. Il faut un peu d'audace, un peu d'adaptation et un peu d'ouverture au monde, car cela se pratique dans les pays comparables au nôtre, avec un grand succès".
Pourtant le projet est critiquable sous plusieurs angles.
Tout d'abord, la pluridisciplinarité ne devrait pas être présentée comme un bouclier contre l'échec et contre les mauvaises orientations. Au contraire, la pluridisciplinarité exige des étudiants une grande capacité intellectuelle et d'adaptation. Aujourd'hui les double diplômes offerts par les universités sont au reste destinés aux étudiants les plus assidus. La pluridisciplinarité qui, à côté de l’extrême spécialisation, est indispensable dans une société de l’innovation, devrait être présentée comme une condition de l’excellence de chaque formation, imposant un niveau d’exigence encore plus élevé que celui qui existe à l’heure actuelle.
Ensuite, la pluridisciplinarité ne devrait pas être le cache-misère d'une formation universitaire que l'on voudrait dorénavant principalement généraliste en licence. La critique à l'égard de la polyvalence instillée par le projet va dans ce sens.
Mme Fioraso s'est exprimée sur ce point : "Je souhaite tout de même répondre à ces mentions assez péjoratives de "licences polyvalentes" ou de risque de "secondarisation" de l'enseignement supérieur. Il s'agit tout simplement de se donner les moyens de la réussite, ambition bien normale et que n'accompagne chez nous nulle arrogance, car nous savons que le chemin sera difficile. Il s'agit d'adopter une démarche globale ; or pour la première fois, nous avons une démarche globale et cohérente".
Mais à budget constant on voit mal comment augmenter le taux de réussite des étudiants sans baisser le niveau de la formation universitaire, comme cela s'est effectivement passé avec le bac, et la pluridisciplinarité est trop vite présentée comme une solution magique, tandis que les scientifiques savent combien elle est exigeante.
Enfin, ce qui serait encore plus intéressant et plus opportun, c'est introduire l'interdisciplinarité. A la différence de la pluridisciplinarité qui appose les matières côte à côte, l'interdisciplinarité rend possible l'approfondissement de chaque matière à la lumière des autres. Seule l'interdisciplinarité permet l'enrichissement des concepts, des enjeux, des solutions, des analyses et des règles. Mais l'interdisciplinarité est un défi pour chaque enseignant-chercheur ; pour les étudiants elle est ardue. Elle exige, en effet, la maîtrise de plusieurs langages et concepts scientifiques, le traitement de situations complexes, la connaissance d'amples bibliographies.
L’université, parce qu’elle construit le savoir est le cœur de la société de l’innovation. La recherche de la qualité dans la formation et la recherche ne peut être que la seule vocation de l’université dans un environnement concurrentiel aux niveaux européen et international. La réussite des étudiants et l'attractivité des universités ne peuvent être pensées que dans un environnement d'excellence.
Parallèlement la seule mesure qui permettrait concrètement de donner de meilleures chances aux étudiants est un meilleur encadrement. Sur ce point, un amendement n° 215 a été proposé. Mme Pompili l'a défendu en ces termes :
"Nous avons défendu le droit à l'expérimentation pédagogique à l'occasion de la discussion du texte sur la refondation de l'école et nous continuons à défendre ce droit dans le cadre de la réforme de l'enseignement supérieur. Nous nous félicitons que notre amendement à l'article 7, spécifiant que l'enseignement supérieur devrait assurer le développement de l'innovation et de l'expérimentation pédagogiques, ait été adopté en commission; mais il est également essentiel de faire évoluer les pratiques pédagogiques, car le cours magistral devant un amphithéâtre de ceux cents élèves ne peut plus être la norme exclusive de la pédagogie universitaire" ; "Il faut au contraire adapter les pratiques pédagogiques non seulement à la révolution numérique mais aussi aux attentes et aux besoins des étudiants d'aujourd'hui. Les Assises de l'enseignement supérieur et de la recherche ont reconnu ce fait et, dans sa proposition n° 39, le rapport Vincent Berger préconise de privilégier les enseignements en petits groupes et l'échange direct. Ce n'est qu'en rénovant nos pratiques pédagogiques que les licences universitaires pourront réellement devenir attractives pour nos jeunes"; "j'entends bien que, dans certaines universités, il y a du travail en petit groupe, que sont menées des expérimentations; cependant j'ai du mal à comprendre qu'on ne prenne pas en compte une proposition issue des Assises qui ont fait travailler les acteurs de l'enseignement supérieur et de la recherche. Or cette proposition montre bien qu'au delà des expérimentations menées par-ci, par-là, il y a une vraie demande de généraliser ces pratiques et de les soutenir, de les mettre en valeur. A partir du moment où notre proposition est une émanation du travail réalisé par les Assises, je ne me vois pas retirer mon amendement".
Cette mesure a été préconisée non seulement dans le cadre des Assises, mais aussi par la Cour des comptes. A propos de la filière du droit et des formations en droit, dans son rapport rendu le 20 juin 2012, la Cour des comptes a en effet mis en relief "les taux historiquement faibles de la filière droit": "La masse salariale constitue près de 80% des dépenses d'enseignement supérieur. Or le nombre d'enseignants-chercheurs recensés en 2009 est de 3 662 pour 193 487 étudiants. Les UFR examinés en 2011 enregistraient aussi des taux d'encadrement très en-deçà de la moyenne nationale. Les taux d'encadrement constatés varient de 4,69 à 9,79 professeurs d'universités pour 1000 étudiants et de 5;92 à 18,50 maîtres de conférences pour 1000 étudiants.
La comparaison entre l'évolution du nombre d'enseignants-chercheurs en droit et des effectifs étudiants est également éloquente, puisque les premiers progressent de 6,55 % de 2005 à 2009 quand les seconds voient leur nombre progresser de 10,03 %" (pp. 7-8).
Il est clair qu'un meilleur encadrement des étudiants est l'un des enjeux clé de leur réussite. Les enseignants-chercheurs en ont conscience et essaient d'ores et déjà d'implanter ce mode d'enseignement. Mais ils n'y parviennent qu'en M1, pour les cours qui le permettent du fait du petit nombre d'étudiants choisissant certaines spécialités. Car le véritable problème est celui du nombre de professeurs et de salles disponibles. C'est d'ailleurs vraisemblablement cette raison qui explique que le gouvernement n'ait pas adopté cet amendement proposé par les Assises de l'enseignement supérieur et de la recherche.
Il ressort de ces analyses que le gouvernement limité par des contraintes budgétaires ne peut donner à l'Université les moyens dont elle a besoin. De l'autre côté, les moyens préconisés par le projet pour garantir la réussite des étudiants par la pluridisciplinarité sont insuffisants et illusoires. Insuffisants en l'absence d'un meilleur encadrement. Illusoires parce que la pluridisciplinarité se transformera en généralité accessible au plus grand nombre d'étudiants, alors que l'université devrait offrir des formations de haute qualité et d'excellence capables d'attirer aussi les meilleurs élèves et les étudiants étrangers.
II - Le lent processus de paupérisation du savoir
A côté du risque de la privatisation de la recherche, le volet institutionnel du projet de réforme laisse à craindre la marginalisation des sciences humaines et des sciences juridiques et de nouvelles scléroses.
A - La privatisation de la recherche et la marginalisation de certains savoirs
Si la licence se transformait en super-lycée avec les conséquences que cela emporterait en termes de charges pédagogiques, les meilleurs chercheurs convoiteraient les rares formations élitistes offertes à l’université, les institutions publiques de recherche, les grandes écoles qui commencent à développer leurs centres de recherche, ainsi que les institutions privées de recherche qui se sont déployées à la faveur du crédit d’impôt recherche.
Cette évolution aboutirait nécessairement à une privatisation de la recherche. Cela peut ne pas paraître dramatique en soi, d’autant plus que les chercheurs sont mieux payés dans le privé et dans les grandes écoles. Pourtant, à terme, la privatisation du savoir n’est pas sans impact sur le savoir lui-même. Tout d’abord, les grandes écoles et les institutions privées ciblent très précisément leurs domaines de recherche, laissant en jachère des pans entiers de la science. Ensuite, il faut craindre qu'une faveur soit faite aux recherches appliquées plutôt qu’aux sciences qui ne paraissent pas directement utiles, comme les sciences humaines et les sciences juridiques. Enfin, la recherche fondamentale qui est la condition de tous les savoirs deviendra le parent pauvre de la recherche française.
Les libertés universitaires sont garantes de la richesse des savoirs, indépendamment d'un calcul d'efficacité, d'un indicateur de brevetabilité qui peuvent paraître importants à un moment donné, mais qui ne garantissent pas la variété, la contradiction, la critique, tous les savoirs qui forment un terreau inestimable d'idées exploitables dans la durée.
Le risque de marginalisation de certains savoirs provient de la suppression des grands secteurs de formation de la composition des conseils ; l’article 37 du projet de loi supprimant l’alinéa 5 de l’article L 719-1 du Code de l’éducation dans sa version actuelle. Cet alinéa dispose que "chaque liste assure la représentation des grands secteurs de formation enseignés dans l'université concernée, à savoir les disciplines juridiques, économiques et de gestion, les lettres et sciences humaines et sociales, les sciences et technologies et les disciplines de santé". Il est remplacé par la disposition suivante (art 37 al 9 et 10): "Pour les élections des représentants des enseignants-chercheurs et des personnels assimilés et des représentants des étudiants et de personnes bénéficiant de la formation continue au conseil d'administration de l'université, chaque liste assure la représentation d'au moins deux des grands secteurs de formation mentionnés à l'article L 712-4-1 et d'au moins trois de ces secteurs lorsque l'université comprend les quatre secteurs ainsi mentionnés".
Cette abrogation n'est pas sans conséquence pratique pour certains UFR. Par exemple, pour les juristes, puisque dans les facultés pluridisciplinaires, ils sont et seront toujours en minorité par rapport aux lettres et aux sciences (puisque le taux d'encadrement est moins élevé), paradoxalement en dépit d'un très grand nombre d'étudiants. Or, nul n’ignore la spécificité du domaine juridique dont seuls les juristes peuvent rendre compte. Pourtant, la Cour des comptes avait constaté que le domaine du droit souffrait d’une application indifférenciée des réformes de l’université en expliquant que : "Les grandes réformes de l'université engagées depuis 2006 ont été appliquées de façon indifférenciées selon les disciplines et les cursus. Or certaines d'entre elles, et en particulier le droit, ont des spécificités justifiant une attention particulière, d'autant plus que certaines initiatives récentes (regroupement au sein des PRES, Idex, fonctionnement de la recherche par appel à projet) ne peuvent guère lui bénéficier. Alors que des études et des rapports nourris ont été consacrés à cette filière, aucune mesure spécifique n'est venue redresser cette situation ni compenser l'inadaptation des réformes de l'université aux spécificités de la filière du droit" (p. 8). Mais le projet n’en a guère tenu compte.
La marginalisation de certains savoirs liée à la focalisation sur les secteurs des sciences et des techniques apparaît en arrière-plan de la réforme. Elle est confirmée dans la stratégie pour la recherche qui n'évoque presque pas les sciences humaines et sociales et les humanités. Il ressort des communications du ministère que l'innovation et la prospérité de la France sont strictement dépendantes des sciences dures. C'est pourtant méconnaître le rôle des sciences humaines et sociales. Pour prendre l'exemple du droit, tout d'abord le droit tient une place centrale dans un Etat de droit ; il en est la pierre angulaire. Ensuite, dans une économie globalisée, le développement du système juridique comporte une importance stratégique que le ministère ne devrait pas ignorer. Enfin, même s’il n’existe ni brevets ni start-ups en droit, l’innovation juridique est le moteur des avancées économiques et sociétales. Contrairement aux clivages répandus, les sciences dures, les sciences humaines et sociales et les humanités évoluent ensemble. Elles ne peuvent qu'être liées en tant que décryptage du monde. Elles s'enrichissent mutuellement.
B - Scléroses liées à une planification régionale forcée
A côté de la privatisation de la recherche et de la marginalisation de certains savoir, le projet emporte aussi des scléroses liées à une nouvelle planification régionale forcée. Il s'agit de la création d’un nouvel organigramme autour d’une université leader au niveau du site à l’échelle régionale permettant à l'Etat de n'avoir qu'une trentaine d'interlocuteurs pour l'élaborer des contrats pluriannuels. Ce gigantisme institutionnel est impulsé par le classement de Shanghai, dont l'un des critères consiste dans la taille des universités, c'est-à-dire leur visibilité. Cette réforme institutionnelle est critiquable de deux points de vue.
Tout d'abord parce qu'elle recherche une conformité à des critères qui sont loin d'être évidents. La légitimité de ce classement international ne va pas de soi. Il s'agit d'indicateurs créés pour mesurer certaines performances des universités et les comparer au niveau mondial. Mais ces critères ne prennent pas en compte toutes les spécificités des universités. De surcroît, la logique d'efficacité n'est pas toujours suffisante pour juger un service public d'enseignement. En bref, le classement de Shanghai n'est ni parole divine, ni légitimation suprême. Rien ne permet de penser que l'université française ne pourrait pas être attractive aux yeux des étudiants étrangers en conservant certaines spécificités, notamment un paysage universitaire décentralisé.
En outre, l'introduction d'un périmètre plus important à une échelle locale participe d'une volonté de générer une dynamique entre la formation, l’insertion professionnelle et le développement économique des territoires. Mais l’idée centrale du projet consistant à faire émerger des « universités complètes, cohérentes et adaptées à chaque territoire » rétrécit aussi la mission de l’université au périmètre régional, alors que les défis de l’université concernent non seulement l’échelon local et régional, mais aussi l’échelon européen et international. De même la contractualisation régionale envisagée traduit l'abandon du principe de l’autonomie de l’université à la faveur celui de la planification régionale (qui dépasse largement l’idée d’une impulsion provenant d’un centre de coordination).
La meilleure coordination devrait se baser sur des processus d'information (relative aux formations et aux laboratoires de recherche existants et aux besoins) et sur des centres d'impulsion. Etait-il nécessaire de forger des superstructures universitaires d'esprit essentiellement territorial pour favoriser la coordination entre les établissements de l'enseignement supérieur ? Etait-il nécessaire de forcer chaque établissement à se fédérer en rendant obligatoires les contrats de site ? Le prix de la visibilité n'est-il pas trop cher en termes de bureaucratisation liée à un nouveau millefeuille et de perte d'autonomie des établissements ? En bref les scléroses institutionnelles ne risquent-elle pas de déboucher sur les scléroses du savoir ?
Valérie Lasserre, Professeur de droit à l'Université du Maine