Paris

19°C
Clear Sky Humidity: 43%
Wind: NW at 5.14 M/S

Liberté d'expression et monde des affaires : l'impossible équation ? - Peut-on abuser de la liberté d’expression ?

Peut-on abuser de la liberté d’expression ?

Certains textes semblent limiter la liberté d’expression dont la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse sanctionnant la diffamation et la disposition de droit commun à savoir l’article 1382 du Code civil.

On finit par oublier la vocation générale de cette disposition ancestrale constituant le pilier de la responsabilité délictuelle ("Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer") et imposant un devoir de conduite prudente et diligente.

Bien au contraire, la loi du 29 juillet 1881 est d’un champ étroit en définissant strictement la diffamation punissable comme une allégation ou imputation portant "atteinte à l'honneur ou à la considération" (article 29).

Dénigrer n’est pas nécessairement diffamer.

Ainsi, l'affirmation qu’une entreprise a été spoliée par un repreneur est jugée diffamatoire à l’encontre de ce dernier (Cass. Crim, 25 janvier 2000, n° 99-82594) alors que ne l’est pas le fait de faire figurer une société sur une liste des "professionnels que l'on peut ne pas consulter" avec un "guide pratique du parfait charlatan" (Cass. Civ 2ème, 24 avril 2003 ; n° 00-16895).

Finalement, la notion d’atteinte à l’honneur ou à la considération est définie par la jurisprudence si bien qu’il n’est pas aisé, a priori, d’anticiper l’appréciation que pourra faire le juge.

De surcroît, la mise en œuvre d’une action en diffamation est semée d’embûches sur lesquelles nombre de procédures viennent achopper (dont notamment un délai de prescription de trois mois et des modalités procédurales complexes).

C’est pourquoi la victime peut être tentée de préférer une action sur le fondement de droit commun.

La Cour de cassation a barré cette voie en émettant que les abus de la liberté d'expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent pas être réparés sur le fondement de l'article 1382 du Code civil (Cass. plén., 12 juill. 2000, n° 98-11.155).

Autrement dit, sont irrecevables les actions en justice sur le fondement de l'article 1382 du Code civil lorsque les faits sont constitutifs de diffamation ou d'un autre délit relevant de la loi de 1881 (Cass, civ 2, 29 Mars 2001, n° 99-10.332).

Les erreurs d’aiguillage se révèlent fréquemment fatales en raison précisément du délai de prescription raccourci de la Loi du 29 juillet 1881.

Ce type de mésaventure frappa par exemples des personnes qui avaient adressé à l’employeur une lettre décrivant un salarié comme impliqué pénalement dans des associations "qui ne devraient plus exister pour l’image de marque de la société". Déclarés irrecevable sur le fondement du droit commun, ils étaient forclos à agir en diffamation (Civ. 1ère, 6 mai 2010, n° 09-67624).

Qu’en est-il cependant d’allégations ou imputations ne portant pas atteinte à l’honneur ou la réputation mais qui seraient par exemple mensongère ou diffusées avec volonté de nuire à une entreprise ?

C’est là que la jurisprudence devient très fluctuante et parfois confuse sur la dernière décennie.

L’arrêt du 12 juillet 2000 précité laissait une place à l’article 1382 du Code civil dès lors que les faits ne sont pas susceptibles d’être qualifiés de diffamation.

De fait, entre 2008 et 2013, la Cour de cassation a ouvert le champ à l’article 1382 pour des faits non diffamatoire mais constituant un abus de liberté d’expression (Cass. 1ère civ, 30 octobre 2008, n°07-19223).

Cependant, des arrêts plus récents sont venus semer le doute.

Au visa de l’article 10 CEDH, la Cour de cassation a posé en effet, à deux reprises, sous forme de principe que "la liberté d'expression est un droit dont l'exercice ne revêt un caractère abusif que dans les cas spécialement déterminés par la loi" (Civ. 1ère, 10 avril 2013, n° 12-10177, 1ère civ. 22 janvier 2014, n° 12-35264).

Exit donc une action qui serait fondée sur l’article 1382 du Code civil ? Ceci signifierait qu’il n’y a point de recours hormis ces cas "spécialement déterminés par la loi" au rang desquels figurent principalement les atteintes à la vie privée (article 9-1 du Code civil) et la loi du 29 juillet 1881. Des propos simplement mensongers ou générant une source de confusion sans qu’ils soient de nature à porter atteinte à l’honneur et la considération resteraient donc impunies.

Dans son arrêt du 10 avril 2013, la Cour de cassation a de fait coupé court à une action visant à interdire la reproduction sur un site internet d’informations et images dites fausses et truquées et de nature à entretenir une confusion préjudiciable entre deux musés exploités chacun par une association dédiée au souvenir du débarquement.

Compte tenu du caractère récent de ces arrêts, il est difficile d’en apprécier la portée exacte à terme.

Il semble cependant que l’article 1382 du Code civil resterait applicable en cas de dénigrement de produits ou service notamment dans le cadre d’actions en concurrence déloyale (Cass. 1re civ., 2 juill. 2014, n° 13-16.730).

De fait, la société Campingaz s’est vu condamnée à versé des dommages et intérêts à un concurrent pour avoir dénoncé le fait que les cartouches de gaz vendues par ce dernier n’étaient pas conformes à la législation européenne, car "la divulgation d’une information de nature à jeter le discrédit sur un concurrent constitue un dénigrement, peu important qu’elle soit exacte" (Cass, com, 24 septembre 2013, n° 12-19790).

Ainsi, paradoxalement, à une époque où les actions en diffamation foisonnent, une entreprise victime d’une campagne dégradante ou préjudiciable à son activité ne peut que très imparfaitement réclamer réparation.

Reste d’ailleurs la question de savoir si véritablement le dommage est réellement réparable une fois réalisé. Finalement, plutôt qu’engager une action aléatoire, nombre de victimes préfère rester silencieuses en misant sur l’oubli et le fait qu’une information chasse l’autre à l’ère du cyber-Gutenberg.

Certes dira-t-on mais à l’intérieur de l’entreprise, la crainte de représailles peut museler tout aussi efficacement la liberté d’expression. C’est pourquoi le législateur est intervenu pour protéger celui qu’on dénomme le lanceur d’alerte c’est-à-dire celui qui dénonce de bonne foi un acte qu’il estime contraire à la loi ou plus généralement à l’intérêt public.

Image

Actualisé quotidiennement, le Monde du Droit est le magazine privilégié des décideurs juridiques. Interviews exclusives, les décryptages des meilleurs spécialistes, toute l’actualité des entreprises, des cabinets et des institutions, ainsi qu’une veille juridique complète dans différentes thématiques du droit. De nombreux services sont également proposés : annuaire des juristes d’affaires, partenariats de rubriques (affichez votre expertise sur Le Monde du Droit), création d’émissions TV diffusées sur 4Change (Interviews, talkshows, chroniques...), valorisation de vos différentes actions (deals, nominations, études, organisations d’événements, publication de contributions, récompenses, création de votre cabinet...)