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Vers une responsabilisation accrue des experts judiciaires ?

La Cour de cassation condamne un expert judiciaire au versement de dommages-intérêts à la suite d'un rapport d'expertise hypothétique et imprécis. Explications par Sylvie Gallage-Alwis, Associée et Nicolas Ndiour, Collaborateur, Signature Litigation

L'expertise judiciaire est un préalable nécessaire à la résolution de certains litiges dont la spécificité ou la technicité dépassent les moyens et l'office des juges du fond. Même si elle ne lie juridiquement pas le juge, en pratique, son orientation influence considérablement les chances de succès des parties. Il est dès lors crucial qu'elle soit menée avec diligence et rigueur.

En ce sens, au terme d'un arrêt de sa 1ère Chambre Civile, du 19 mars 2025, n° 23-17.696, la Cour de cassation s'est prononcée sur la question de la responsabilité d'un Expert Judiciaire à raison d'un rapport d'expertise jugé hypothétique et imprécis.

Cette affaire opposait l'acquéreur d'une maison, aux vendeurs et entrepreneurs chargés de sa construction. L'acquéreur, se plaignant de divers désordres (infiltrations, affaissement et basculement de la maison, etc.), a sollicité une expertise en référé et assigné les vendeurs et entrepreneurs en garantie décennale. 

À la suite d'un rapport d'expertise judiciaire défavorable, l'acquéreur, débouté de son action en garantie décennale, a assigné en responsabilité et indemnisation l'Expert Judiciaire et ses assureurs. 

L'acquéreur considérait que l'Expert Judiciaire avait rendu des conclusions "hypothétiques", "non étayées", ou que des sondages, nécessaires, n'avaient pas été réalisés. Il considérait en outre que l'expert ne s'était pas prononcé sur la cause, la gravité et le caractère évolutif des désordres. Il sollicitait dès lors plus de 200.000 euros de dommages-intérêts, arguant principalement que l'Expert Judiciaire, ayant incorrectement accompli sa mission, avait anéanti ses chances de succès d'obtenir une décision de justice favorable et d'être indemnisé.

La Cour d'appel de Lyon, par un arrêt du 25 avril 2023, n° 21/00388, a partiellement fait droit aux demandes de l'acquéreur.

Elle a rappelé le principe que constitue une faute délictuelle, pour un expert judiciaire, "le fait d'émettre un avis erroné en raison d'erreurs que n'auraient pas commises un technicien normalement prudent et diligent."

Elle a considéré qu'en l'espèce, si cela n'en était pas la raison exclusive – du fait du refus de l'acquéreur lui-même de faire procéder à certains sondages, et d'une étude de géothermie commandée par l'acquéreur et contredite par un rapport ultérieur –, l'Expert Judiciaire avait commis une faute dans l'exécution de sa mission, participant à la perte de chance d'obtenir gain de cause en justice.

Concrètement, les juges du fond ont considéré que le rapport rendu par l'Expert Judiciaire était imprécis en ce qu'il mentionnait l'existence de fissures localisées à l'intérieur du bâtiment, mais ne précisait pas si elles étaient infiltrantes. L'Expert Judiciaire avait par ailleurs été interrogé sur le caractère évolutif des fissures et la nécessité de réaliser des investigations afin de relever l'existence de mouvements différentiels. Il a cependant décidé de ne pas y donner suite, estimant qu'il appartenait au maître d'œuvre de démontrer que les fondations qu'il a réalisées étaient conformes à ses plans et qu'elles ne subissaient ni déformation ni fissuration, ce qui caractérisait selon la Cour d'appel une erreur dans la méthodologie de l'Expert Judiciaire.

En outre, l'Expert Judiciaire, constatant que le carrelage sonnait creux sur une partie de la surface de la maison, avait conclu que les deux types de désordres avaient une cause commune possible, à savoir un mouvement de la dalle de fondations et une non-conformité de cette dalle. Cependant, cette conclusion se bornait à présenter des causes possibles, sans les vérifier par des investigations, ce qui a amené la Cour d'appel à la juger "hypothétique" et "non étayée par des investigations".  

Enfin, la Cour d'appel a estimé que les constatations de l'Expert sur les désordres affectant les cloisons, plafonds et le carrelage, ne permettaient pas de dire s'ils compromettaient en eux-mêmes la solidité de l'ouvrage ou le rendaient impropre à sa destination et s'ils présentaient un caractère évolutif dans le délai de la garantie décennale.

Au regard de ces éléments, la Cour d'appel a jugé qu'une faute avait été commise par l'Expert Judiciaire dans l'exécution de sa mission, et que celle-ci se matérialisait par un rapport d'expertise imprécis, non étayé et hypothétique.

Afin d'aboutir à ces conclusions, elle a pris en compte des constats de commissaire de justice produits par l'acquéreur. Elle a considéré que ces constats prouvaient la gravité des désordres, et démontraient dès lors que l'éventualité qu'il soit fait droit aux demandes de l'acquéreur dans le cadre des précédentes instances existait et avait été diminuée du fait des imprécisions du rapport d'expertise.

Elle a dès lors souverainement estimé que la perte de chance d'obtenir gain de cause en justice devait être évaluée à 40 % du dommage matériel, soit 85.500 euros, et décidé d'allouer 5.000 euros supplémentaires au titre de préjudices moral et de jouissance.  

Cette position a été suivie par la Cour de cassation, qui a rappelé que, conformément aux règles de droit commun de la responsabilité civile, "l'expert judiciaire engage sa responsabilité à raison des fautes commises dans l'accomplissement de sa mission". Elle a confirmé que cette faute se caractérisait en l'espèce par les conclusions hypothétiques et imprécises de l'expert, non étayées par des investigations sur la cause des désordres. 

Le lien de causalité se matérialise ici non pas en ce que le rapport d'expertise impliquerait directement une décision de justice défavorable, puisque ce rapport ne lie pas le juge, mais en ce que son imprécision, son caractère erroné ou hypothétique empêchent le juge de rendre une décision favorable. En effet, le juge, limité par ses compétences techniques, est en pratique partiellement tributaire de la qualité du rapport rendu.

Cette solution n'est pas nouvelle et s'inscrit dans la lignée de la jurisprudence antérieure. Par un arrêt du 8 octobre 1986, n° 85-15.201, la Cour de cassation jugeait déjà que l'Expert Judiciaire engageait sa responsabilité civile personnelle, de droit commun, à raison des fautes commises durant l'accomplissement de sa mission. Cette faute résultait en l'espèce d'une erreur dactylographique, le rapport d'expertise mentionnant une incapacité permanente de 30 % au lieu de 3%, entrainant ainsi une surévaluation des préjudices par les juges du fond.

Plus récemment, par un arrêt de sa 3ᵉ Chambre civile 3 du 11 mars 2015, n° 13-28.351 et 14-14.275, la Cour de cassation avait retenu que la responsabilité civile de droit commun de l'Expert Judiciaire était engagée en ce qu'il avait "partiellement identifié l'origine du désordre initial mais n'avait pas pris les mesures nécessaires pour apprécier sa gravité et son degré évolutif". 

L'arrêt du 19 mars 2025 n'est dès lors pas isolé, mais n'en demeure pas moins marquant et vient réaffirmer avec force les solutions jurisprudentielles antérieurement dégagées. L'Expert Judiciaire doit démontrer lors de la rédaction de son rapport que sa mission a été menée avec la diligence et la rigueur requises, faute de quoi il s'expose directement à des dommages-intérêts. L'Expert Judiciaire ne peut pas se contenter d'écarter une théorie technique en ne la vérifiant pas concrètement et en se limitant à indiquer qu'il n'est pas convaincu.

Cette responsabilisation des experts judiciaires apparait bienvenue au regard des dérives que nous pouvons observer dans certains dossiers avec des experts judiciaires qui, trop souvent, justifient leur position en indiquant qu'ils auraient déjà traité d'un cas similaire auparavant ou qu'une théorie est trop complexe, sans vérification technique et sans explication suffisamment explicite. 

Ceci étant dit, la portée de l'interdiction d'un rapport "hypothétique" doit être appréciée avec prudence. Celle-ci ne doit pas conduire les experts judiciaires à estimer qu'une solution et un scénario certains doivent à tout prix être dégagés, quitte à ne pas retranscrire d'autres solutions plausibles. Au contraire, lorsque des certitudes ne sont pas clairement identifiables, les travaux de l'Expert Judiciaire doivent le laisser transparaitre. Le tout est que l'Expert Judiciaire, à la manière d'un technicien "prudent" et "diligent", rende un rapport précis et suffisamment étayé afin que le juge puisse se prononcer. On sait à quel point les experts judiciaires hésitent à écrire qu'ils "ne savent pas". Avec une telle jurisprudence, certains pourraient se convaincre qu'il vaut mieux un faux résultat dans un rapport détaillé donnant l'illusion d'un travail sérieux plutôt qu'une liste de causes plausibles.

Sylvie Gallage-Alwis, Associée et Nicolas Ndiour, Collaborateur, Signature Litigation

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