Sébastien Pinot, Thomas Nogris et Martin Charron, avocats chez Bignon Lebray, explorent les opportunités offertes par l'intelligence artificielle générative (IAG) dans le secteur public. Entre innovations technologiques et contraintes juridiques, ils décryptent les leviers permettant aux entreprises de saisir cette opportunité.
Le récent appel à manifestation d’intérêt de l’Etat visant à recenser des solutions d’intelligence artificielle générative (« IAG ») adaptées aux besoins des administrations illustre l’’intérêt croissant du secteur public pour cette technologies. Qu’il s’agisse d’optimiser des tâches administratives simples[1] ou d’accompagner certains agents dans des opérations plus complexes[2], l’adoption de l’IAG permet d’imaginer une augmentation de la performance et de l’efficacité du secteur public.
Pour autant, l’acquisition de ces technologies nouvelles par des opérateurs publics ne saurait être envisagée en dehors des règles de passation applicables aux contrats de la commande publique, qui supposent, par principe, publicité préalable et mise en concurrence des opérateurs.
Malgré ces contraintes, inhérentes aux relations d’affaire avec l’administration, la commande publique n’en demeure pas moins un levier de croissance considérable pour le secteur de l’IAG, et notamment pour les plus petites entreprises. Rappelons en effet que la commande publique est fondée sur un principe de liberté d’accès et qu’elle représente environ 8 % du PIB français selon le Baromètre de la Commande Publique, pour un volume de dépense annuel de 170 milliards d’euros en 2023 selon la dernière étude de l’Observatoire économique de la commande publique.
Mieux, certains outils prévus par le Code de la commande publique (le « CCP ») permettent d’envisager une certaine flexibilité dans l’acquisition de solutions d’IAG par les administrations.
Des procédures favorables à l’acquisition de solutions d’IAG par les acheteurs publics
Dans un secteur nouveau, où la plupart des solutions sont encore peu connues, on pourrait imaginer que l’obligation pour les acheteurs publics de définir avec précision leurs besoins avant tout projet d’acquisition puisse constituer un frein. Une solution à cette difficulté consiste néanmoins dans la faculté pour les acheteurs, conformément à la possibilité décrite à l’article R. 2111-1 du CCP « d’effectuer des consultations ou réaliser des études de marché, solliciter des avis ou informer les opérateurs économiques de son projet et de ses exigences » afin de préparer un achat (sourcing).
Une fois le besoin défini, si une acquisition implique habituellement la conduite préalable d’une procédure de mise en concurrence, certains motifs permettent d’y échapper, et de conclure des contrats de gré à gré.
C’est le cas pour les achats de faibles montants (inférieurs à 40.000 € HT), étant précisé que ce montant est porté à 100.000 € HT pour les achats de fournitures ou services innovants[3] et que, sous réserve d’analyses circonstanciées, il est permis de penser que l’achat de technologies d’IAG puisse relever de cette catégorie.
C’est également le cas quand lorsqu’une solution ne peut être fournie que par une entreprise, notamment lorsque celle-ci dispose de droits d'exclusivité sur la solution qu’elle met sur le marché[4]. Une fois encore, une analyse circonstanciée est impérative avant de mettre en œuvre cette dérogation, car la conclusion d’un contrat de gré à gré sur ce fondement suppose qu'il n'existe aucune solution de remplacement raisonnable, que l'absence de concurrence ne résulte pas d'une restriction artificielle des caractéristiques du marché et que les droits d’exclusivité soient dument justifiés.
Un autre frein à l’acquisition de solution d’IAG par les pouvoirs publics pourrait résulter d’une inadéquation entre l’offre et la demande, dans le cas où, bien qu’un acheteur public ait identifié et défini précisément un besoin, aucune solution n’est disponible sur le marché pour y répondre.
Là encore, le CCP offre une solution concrète, et permet la conclusion de partenariats d’innovation[5]. Ces contrats offrent la possibilité aux acheteurs de financer une prestation de R&D puis, dans un second temps et uniquement s’ils le souhaitent, d’acquérir la solution ainsi développée.
Une procédure destinée à la conclusion d’un partenariat d’innovation a été récemment lancée par le Ministère l’éducation pour le développement d’un service d’assistance pédagogique fondé sur l’IAG (projet P2IA).
Des problématiques juridiques nouvelles à anticiper
Toute technologie nouvelle est susceptible d’engendrer des problématiques juridiques inédites.
L’intelligence artificielle n’échappe pas à cette règle, et a déjà donné lieu à plusieurs rapports d’analyse[6] ainsi qu’à l’édiction d’un règlement européen dédié[7].
La jurisprudence reste néanmoins à construire.
S’agissant du droit de la commande publique, il peut être imaginé que l’émergence des solutions d’IAG engendrera des problématiques diverses, notamment en matière de sécurisation des données de l’administration ou de respect du cadre RGPD.
Ces problématiques doivent être anticipées le plus possible en amont de la passation de marchés, afin de sécuriser les relations contractuelles sur le long terme.
Sébastien Pinot, avocat associé, Thomas Nogris et Martin Charron, avocats, Bignon Lebray
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[1] L’application Boomerang fondée sur l’IAG permet, par exemple, de trier, hiérarchiser et envoyer des réponses et/ou rappels automatiques
[2] La startup française Gleamer a ainsi mis au point une solution d’IAG destinée à assister les radiologues dans l’interprétation de certains scanners
[3] Article R. 2122-9-1 du CCP
[4] Article R. 2122-3 du CCP ; CE, 2 octobre 2013, n° 368846.
[5] Article L. 2172-3 du CCP
[6] Sénat, Rapport d’information « sur l’intelligence artificielle et les professions du droit » ; Conseil d’Etat, « Intelligence artificielle et action publique : construire la confiance, servir la performance »
[7] Règlement UE n° 2024/1689 du 13 juin 2024 établissant des règles harmonisées concernant l’IA