L’Affaire Prince Andrew : Qu’est que le juge new yorkais a décidé ?

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Le 12 janvier 2022, le juge Lewis Kaplan du tribunal fédéral de district de New York a rendu une décision de 44 pages rejetant une fin de non-recevoir du Prince Andrew du Royaume-Uni concernant une plainte civile déposée contre lui par Virginia Giuffre. 

Mme Giuffre affirme qu'elle a été victime d'exploitation sexuelle par Jeffrey Epstein à une époque où elle n'avait que 14 ans et que le Prince Andrew a participé à ces actes, notamment en ayant des relations sexuelles non désirées avec elle. Si cela venait à être prouvé, cela équivaudrait à un viol. 

Cette décision détaillée et très motivée est particulièrement importante pour le procès et guidera probablement sa trajectoire future. Pour cette raison, il est important de comprendre les questions délicates que le juge Kaplan a abordées, mais également de comprendre ce qu’il a décidé – et ce qu’il n'a pas décidé.

La décision devait trancher une fin de non-recevoir (« motion to dismiss ») du Prince Andrew qui, si elle avait été acceptée dans son intégralité, aurait entraîné la clôture de cette affaire, sans « discovery » (c'est-à-dire, un échange d'informations entre les parties et éventuellement avec des tiers), sans procès, et sans que le Prince Andrew ait à décider de venir ou pas aux États-Unis pour témoigner.

Alors que les avocats du Prince Andrew ont soulevé un certain nombre de questions purement procédurales (par exemple, s'il avait correctement reçu l'avis de poursuite et si la plainte de Mme Giuffre satisfaisait à certaines exigences), son moyen de défense de loin le plus important et le plus conséquent était que Mme Giuffre ne pouvait poursuivre le Prince Andrew en raison d’un accord qu'Epstein avait conclu avec Mme Giuffre en 2009. Selon le Prince Andrew, cet accord le protégeait contre une poursuite même s'il n'était pas partie à – et en fait n'était même pas mentionné dans – l'accord. Cet argument n'était pas entièrement « tiré par les cheveux » et n'a pas été entièrement rejeté par le juge Kaplan. 

Il est important de comprendre la base sur laquelle le juge Kaplan a statué et les détails de son analyse, car cela pourrait bien avoir un impact sur les développements futurs de l'affaire.

Clairement conscient que sa décision ferait l'objet d'une large publicité, le juge Kaplan a soigneusement souligné un point qui est clair pour les avocats américains, mais qui risquait d’être mal compris : il n'a pas – et ne pouvait pas – prendre position sur le bien-fondé des réclamations de Mme Giuffre contre le Prince. Et de fait, il ne prendra probablement jamais de décision concernant le fond de cette demande puisqu’en vertu de la Constitution des États-Unis, Mme Giuffre a le droit de faire trancher le bien-fondé de sa demande par un jury.  Lors d’un procès devant un jury, elle pourrait choisir de témoigner, de présenter sa propre version des événements et d'offrir toute autre preuve que le juge Kaplan jugera recevable, auquel cas le Prince Andrew pourrait également choisir de témoigner (ou non) et/ou d'offrir toute preuve recevable. Avec certaines limites, le verdict du jury, y compris le calcul des dommages-intérêts, lierait le juge Kaplan.

L’élément crucial de la demande actuelle du Prince Andrew était un accord entre Epstein et Mme Giuffre signé en 2009 dans le cadre d'une série de procédures complexes dans l'État de Floride. Epstein avait été poursuivi au pénal devant les tribunaux locaux de cet État pour des faits d’exploitation sexuelle d'adolescents. Conseillé par une coterie d'avocats influents et connus, et profitant d'une législation fédérale relative aux droits des victimes, Epstein et Mme Giuffre sont parvenus à un accord (à l'origine tenu secret, mais rendu public par le juge Kaplan peu avant qu'il ne rende sa décision) par lequel il lui a payé 500 000 USD.  En échange, elle a renoncé à toute réclamation contre lui.

Bien que de tels accords entre les parties à un litige soient habituels, cet accord contenait une disposition spéciale qui protégeait également « toute autre personne ou entité qui aurait pu être incluse [dans le litige de Mme Giuffre contre Epstein] en tant que défendeur potentiel ». La question centrale devant le juge Kaplan était de savoir si cette disposition visait à protéger un groupe qui comprenait le Prince Andrew, et si elle avait cet effet.

L'argument du Prince Andrew selon lequel il était protégé par l’accord de 2009, auquel il n'était pas partie, dans lequel il n'était pas nommé et dont il n'avait eu connaissance que longtemps après, n'était pas entièrement dénué de fondement, et ce pour deux raisons.

Premièrement, le droit américain reconnaît généralement que, dans certaines circonstances, une personne qui n'est pas partie à un contrat puisse obtenir des droits en vertu de celui-ci – même sans le savoir – en tant que tiers bénéficiaire (« third party beneficiary »), à condition qu’il ressorte de manière claire que les deux parties au contrat ont voulu qu'il ait cet effet. Deuxièmement, comme l'a reconnu le juge Kaplan, il n'aurait pas été tout à fait irrationnel qu'Epstein ait insisté pour éteindre les droits de Mme Giuffre de poursuivre de tels tiers parce qu'un litige par Mme Giuffre contre un tiers aurait pu causer des problèmes à Epstein. Par exemple, si le tiers poursuivi intentait à son tour une action en justice contre Epstein, arguant qu'il en était responsable. 

La question posée au juge Kaplan était de savoir si l'accord de règlement de 2009 satisfaisait aux exigences légales pour conclure qu'il interdisait une telle poursuite contre le Prince Andrew.

Pour répondre à cette question, et même s'il est juge fédéral siégeant à New York, le juge Kaplan s'est penché sur la loi locale de l'État de Floride, car les parties à l'accord de 2009 précisaient (comme le font souvent les parties aux contrats) que la loi applicable était la loi de Floride, où le contrat était principalement négocié et signé. La loi de Floride relative aux contrats est exceptionnellement exigeante puisqu’elle dispose qu'un contrat ne peut être exécuté par un juge que s'il est « sans ambiguïté et exempt de termes contradictoires », sans quoi, l'interprétation du contrat doit être laissée à un jury. Dans son analyse détaillée (et convaincante), le juge Kaplan a exploré les interprétations assez différentes des termes de l’accord proposées par les deux parties et a conclu – en partie parce que le contrat n'était pas un « modèle » de clarté – et qu’aucune des parties n’offrait une interprétation suffisamment convaincante pour exclure l'autre, que la question devait être tranchée par un jury. Ainsi, le juge Kaplan n'a pas entièrement rejeté l'argument du Prince Andrew selon lequel la demande de Mme Giuffre devrait être rejetée en vertu de l'accord de 2009, mais a plutôt conclu qu'il devait persuader un jury du fait que le contrat devait être interprété en ce sens. Il s’agira vraisemblablement du même jury qui décidera également du bien-fondé des accusations formulées par Mme Giuffre, mais il est concevable que des procès avec jury séparés et séquentiels puissent être organisés.

Où cela laisse-t-il l’affaire ?

Du point de vue du Prince Andrew, les choix stratégiques auxquels il est confronté sont sombres. Le rejet de cette fin de non-recevoir n'est normalement pas susceptible d'appel, bien que ses avocats puissent essayer de trouver une exception procédurale ingénieuse pour le faire. Le Prince Andrew ne peut pas être contraint de venir aux États-Unis pour se défendre, mais à moins qu'il n'accepte formellement de se soumettre à la juridiction du tribunal de New York, il court un risque réel qu'un jugement à son encontre, éventuellement du montant des dommages-intérêts qu'il aura renoncé à contester, puisse lui être opposé par défaut.

Dans l'immédiat, les avocats de Mme Giuffre pourraient bien engager les procédures prévues par la Convention de La Haye sur l'Obtention des Preuves à l'Etranger en Matière Civile ou Commerciale (et en vertu des dispositions d'entraide prévues par la loi britannique) pour que le Prince soit forcé à témoigner formellement, sous serment, au Royaume-Uni ; un refus du Prince de témoigner pourrait conduire le jury a en tirer des conclusions défavorables à son encontre – et serait bien sûr un désastre en termes de réputation du Prince ainsi que de la Couronne. En conséquence, le Prince pourrait tenter de transiger avec Mme Giuffre. Bien qu'un règlement négocié semble une issue probable dans ces circonstances, cela créerait des difficultés pour le Prince, à la fois pour trouver les fonds pour effectuer ce qui sera probablement un paiement important, mais aussi pour négocier les éléments non financiers d'un règlement, par exemple, qu’il reconnaisse avoir commis les actes allégués et offre des excuses formelles, ce qui, selon les avocats de Mme Giuffre, est une exigence non négociable à tout règlement.

La récente condamnation pénale de Ghislaine Maxwell, une amie du Prince Andrew, pour avoir facilité les crimes d'Epstein n'a aucune incidence directe sur l'affaire Giuffre, car Mme Giuffre n'y a pas témoigné. Mais cette condamnation (même si le verdict peut être annulé en raison de certains problèmes apparents liés à la sélection du jury) contribue à la couverture médiatique et donc à la pression sur le Prince Andrew. Plus encore, Mme Maxwell fait toujours face à des accusations criminelles fédérales distinctes et graves selon lesquelles elle a commis un parjure lors d'un témoignage dans une affaire civile au sujet de sa relation avec Epstein – un fait que le Prince Andrew devrait garder à l'esprit si jamais il était contraint de témoigner dans l’affaire Giuffre, ce qui pourrait bien être le cas.

Fred Davis, avocat membre du barreau de Paris et du barreau de New York


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