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La délicate articulation du droit des sociétés avec la réforme du code civil sur les conflits d'intérêts

Alexandre Ghesquière, associé, et Tanguy Dubly, collaborateur, cabinet Bignon LebrayEn vigueur depuis le 1er octobre, la réforme du droit des contrats entend notamment clarifier les règles applicables en cas de conflit d’intérêts entre le représentant et le représenté ou le tiers. Cependant, la nouvelle règle générale posée par l’article 1161 du Code civil soulève une question majeure : celle de son articulation avec les règles déjà existantes du Code de commerce pour les sociétés.

Il est fréquent qu’un contrat soit signé par une seule et même personne, en qualité de représentant de chacun des cocontractants. Dès lors, le risque de conflit d’intérêt est évident.

Pour remédier à cette difficulté, le nouvel article 1161 du Code civil prévoit ceci :

"Un représentant ne peut agir pour le compte de deux parties au contrat ni contracter pour son propre compte avec le représenté. En ces cas, l'acte accompli est nul à moins que la loi ne l'autorise ou que le représenté ne l'ait autorisé ou ratifié."

La règle pose ainsi une double interdiction. Un contrat ne peut être signé par la même personne :

- ni en qualité de représentant de deux autres personnes (double représentation),
- ni en qualité d’une part de représentant d’une autre personne et d’autre part en nom personnel (avec soi-même).

La non application du droit commun aux conventions "interdites" et "réglementées"

Les personnes morales, et au premier plan les sociétés, sont les premières visées, puisqu’elles doivent nécessairement être représentées in fine par une personne physique pour exprimer leur consentement.

Le droit des sociétés avait depuis longtemps traité cette question par des règles spéciales d’interdiction ou d’approbation de certaines conventions entrainant de tels risques de conflit d’intérêt, tant les exemples sont nombreux : conventions intra-groupes entre sociétés représentées par la même personne, facturations de prestations à une société par la holding personnelle du dirigeant, etc.

Le droit des sociétés distingue ainsi les conventions dites :

- "interdites" : purement et simplement interdites ;
- "règlementées" : soumises à une procédure de contrôle par les associés de la société concernée.

Ces conventions sont-elles dès lors soumises aux dispositions du Code civil ?

Par principe, la règle spéciale déroge à la règle générale, ce que réaffirme explicitement le nouvel article 1105 du Code civil :

"Les contrats, qu'ils aient ou non une dénomination propre, sont soumis à des règles générales, qui sont l'objet du présent sous-titre.
Les règles particulières à certains contrats sont établies dans les dispositions propres à chacun d'eux. Les règles générales s'appliquent sous réserve de ces règles particulières."
Les conventions « interdites » et « réglementées » échapperont donc à l’application de l’article 1161, car faisant déjà l’objet d’une règlementation spécifique.

La délicate question soulevée au regard des conventions dites « libres »

En revanche, il existe une 3ème catégorie de conventions : celles dites « libres ».

Elles ne sont pas expressément autorisées par le Code de commerce, mais sont placées en dehors du champ d’application des conventions interdites ou règlementées.

C’est notamment le cas des :

- conventions conclues avec leurs dirigeants par les sociétés en nom collectif, les sociétés en commandite simple et les sociétés civiles sans activité économique ;

- conventions portant sur des opérations « courantes et conclues à des conditions normales » ;

- conventions conclues par une société anonyme (ou une société en commandite par actions) et une autre société dont elle détient directement ou indirectement la totalité du capital de l’autre ;

- conventions passées par le dirigeant d’une société par actions simplifiée avec une autre société qu’il représente également.

Quel sort faut-il donc réserver à ces conventions ? Faut-il considérer que ces conventions, jugées « sans risque », font bien l’objet d’une règle spéciale prévue par le Code de commerce ? Dans ce cas, elles devraient être écartées non seulement du contrôle prévu par le droit des sociétés, mais également de l’application de l’article 1161 du Code civil.

Ou, au contraire, doit-on considérer que ces conventions, étant « simplement » écartées des règles de contrôle du Code de commerce, tombent de fait sous l’emprise du droit commun, et donc du nouvel article 1161 ?

La doctrine a commenté cette question mais n’affirme pas de position claire.

Face au risque de nullité, quelles solutions adopter ?

La sanction prévue par l’article 1161 est la nullité. Le titulaire de l’action sera la société représentée, et donc la personne même au cœur du conflit d’intérêt. A première vue, le risque parait considérablement amoindri, le dirigeant n’ayant a priori pas de raison de contester la validité de la convention qu’il a lui-même conclue. Cependant, l’hypothèse d’un changement de dirigeant peut inciter le nouveau représentant légal à agir pour contester la convention litigieuse.

En l’absence de règle claire, une grande attention devra donc être prêtée sur ce sujet par les dirigeants et leurs conseils.

En présence de plusieurs dirigeants pouvant engager la société, la solution évidente sera de faire intervenir un autre dirigeant pour évacuer le conflit d’intérêt.

A défaut, le texte a prévu une porte de sortie : « à moins que la loi ne l'autorise ou que le représenté ne l'ait autorisé ou ratifié ». Une autorisation donnée par la collectivité des associés semble représenter une précaution indispensable. Cependant, réunir une assemblée pour autoriser au cas par cas chaque convention litigieuse peut vite devenir ingérable. A l’inverse, envisager une ratification a posteriori ne garantit pas que les associés donnent leur accord le moment venu...

A l’instar du droit allemand qui connait déjà une règle semblable de prévention des conflits d‘intérêt, pourrait-on imaginer que l’assemblée donne au dirigeant une autorisation générale de conclure des conventions pouvant entrer dans le champ d’application de l’article 1161 ? Et même, pourquoi pas, d’inscrire cette règle dans les statuts de la société ? Bien que rien ne l’interdise jusqu’ici, cette solution ne présente aucune garantie, et parait même contestable...

En l’absence de clarification par le législateur, ces incertitudes regrettables pourraient générer quelques contentieux. D’ici là, la prudence semble être de mise.

Alexandre Ghesquière, avocat associé, et Tanguy Dubly, avocat, cabinet Bignon Lebray

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