Quatre anciens élèves du collège Ozanam de Limoges déposent plainte pour « crime contre l’humanité » contre la congrégation des Pères de Bétharram, espérant ainsi contourner la prescription des violences subies dans les années 1960-1970. Leur démarche, inédite dans ce contexte, pourrait faire jurisprudence mais rencontre de sérieux obstacles juridiques, comme l’explique Jean-Louis Clergerie, Professeur émérite des Universités en Droit public et titulaire de la Chaire Jean Monnet à l’Université de Limoges.
Le 15 mai 2025, quatre anciens élèves du collège privé Ozanam de Limoges, réunis dans un collectif local, déposaient plainte auprès de la procureure de la République de Limoges pour « crime contre l'humanité » contre la congrégation des Pères du Sacré-Cœur de Jésus de Bétharram, qui ont dirigé cet établissement entre 1948 et 1976, avant d’adresser le 17 mai une lettre à Emmanuel Macron pour « l’implorer » d’agir sur les délais de prescription, en évoquant les art. 5 et 89 de la Constitution, demande qui n’a d’ailleurs aucune chance d’être retenue.
Ces plaintes pour « crime contre l’humanité » visent à permettre de contourner la prescription de l’action publique[1], espérant ainsi d'obtenir une reconnaissance par la justice pénale des violences physiques et sexuelles dont ils auraient été victimes du fait de ces religieux tout au long des années soixante et soixante-dix. Ils sont jusqu’à maintenant les seuls, parmi les quelques 200 élèves à avoir mis judiciairement en cause un peu partout en France des établissements tenus par cette congrégation, à avoir eu recours à cette qualification.
Si cette plainte devait aboutir, elle pourrait faire jurisprudence dans les affaires d'agressions sexuelles d’une telle gravité et d’une telle ampleur.
Une telle démarche très rare avait été utilisée pour la première fois et dans des conditions totalement différentes, le 17 mars 1994, dans le dossier Touvier accusé de complicité de crimes contre l'humanité pour l'exécution de sept hommes parce-que juifs à Rillieux-la-Pape, le 29 juin 1944 en représailles à l'assassinat d'un propagandiste.
Rappelons que la notion de « crime contre l'humanité », apparue après la Seconde Guerre mondiale, renvoie à des violations graves et caractérisées des Droits de l'homme, commises « dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique dirigée contre toute population »[2]. La Cour Pénale internationale est, depuis sa création (1er juillet 2002), la seule juridiction permanente à pouvoir les sanctionner, en dehors des juridictions pénales nationales pour les États qui, comme la France, ont placé le crime contre l'humanité dans leur droit pénal.
Ainsi la loi n°64/1326 du 26 décembre 1964 tendant à constater l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité a-t-elle ainsi inscrit le crime contre l’humanité dans le Code pénal[3]. Il s’agit d’ailleurs actuellement du seul crime imprescriptible en droit français.
La démarche des quatre anciens élèves du collège privé Ozanam a-t-elle quelque chance d’aboutir ?
Outre le crime de « génocide » (art.211-1 et 2)[4], le droit pénal recense onze autres catégories de crimes contre l’humanité (art. 212-1 à 212-3), lesquels sont tous punis de la réclusion criminelle à perpétuité.
Pour pouvoir être retenus, ils doivent tout d’abord s’inscrire dans le cadre d'un « plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique » (art.212-1 modifié par art.1 loi n°2013-711 du 5 août 2013).
Même si les quatre plaignants estiment que les agressions physiques et sexuelles dont ils disent avoir été victimes « s'inscrivent dans un schéma concerté, au regard des violences répétitives sur des décennies », cette condition essentielle semble difficilement applicable à cette affaire, sauf à démontrer que la congrégation des Pères de Bétharram[5], aurait sciemment décidé d’adopter vis-à-vis de l’ensemble de leurs élèves les comportements qui leur sont aujourd’hui reprochés ! Sans doute serait-il possible de les accuser de complicité de crimes contre l’humanité, dans la mesure où il ne fait guère de doute que ces prêtres étaient parfaitement au courant des sévices imposés à leurs élèves dans nombre de leurs établissements et qu’ils ont longtemps refusé d’en parler et surtout d’en sanctionner les auteurs. Il faudra en effet attendre le 4 mars 2025 pour qu’ils acceptent enfin, sous la pression exercée par leurs victimes scandalisées par un tel « mutisme », de reconnaître la « responsabilité » de la congrégation dans ces violences de toutes sortes.
Il convient ensuite de rattacher les faits dénoncés par les plaignants à l’une ou plusieurs de ces onze catégories de crimes contre l’humanité prévues par le Code pénal[6].
Il pourrait pour certains d’entre eux s’agir de « viol » ou de « toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable » (7°) et pour d’autres « d’actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l'intégrité physique ou psychique » (11°), sachant que près de la moitié d’entre eux auraient subi des viols ou des violences sexuelles et que les autres auraient enduré des agressions physiques.
Le sort de ces plaintes est désormais entre les mains de la procureure de la République de Limoges, qui peut soit classer sans suite, soit ouvrir une information judiciaire afin de poursuivre ses investigations.
Il semble pourtant peu probable qu’une telle qualification puisse être retenue, ne serait-ce qu’en raison du principe « d’interprétation stricte de la loi pénale » (art.111-4 Code pénal), qui interdit au juge de modifier le sens d'un texte législatif ou d’en étendre le domaine. Si l’on s’en tient à la lettre de l’art.212-1 du Code pénal, il n’est donc pas du tout certain qu’une telle démarche ait quelque chance de succès, mais si l’on en privilégie l’esprit, il n’est alors pas impossible, qu’au nom de la morale et du droit, la congrégation puisse être poursuivie. Il serait en effet essentiel que les auteurs encore vivants de ces sévices puissent être sanctionnés, Cette décision aurait donc non seulement une vertu « réparatrice » pour les victimes, dont la plupart ont déjà plus de soixante ans, mais également pédagogique pour les nouvelles générations…
En cas d’échec, il pourrait peut-être alors être envisageable d’invoquer une « suspension du délai de prescription », en raison de l’impossibilité pour les victimes d’engager des poursuites dans les délais légaux, compte tenu de la « loi du silence » qui les a pendant trop longtemps empêchés de parler de ces violences physiques ou sexuelles dont ils avaient été victimes quelques années plus tôt.
Quelle que soit la réponse de la justice, il serait en tout cas sans doute utile d’envisager sérieusement à rendre imprescriptibles les crimes et délits sexuels commis contre les mineurs[7].
Jean-Louis Clergerie, Professeur émérite des Universités en Droit public et titulaire de la Chaire Jean Monnet à l’Université de Limoges
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[1] Le délai de prescription est d'un an en matière de contravention (art.133-2 Code pénal), de six ans matière de délit (art.133-3 Code pénal) et de 20 ans en matière de crime (art.133-2 Code pénal) ; il est étendu à 30 ans pour certains d'entre eux : terrorisme, clonage, trafic de stupéfiants en bande organisée, viol d'un mineur...
[2] Art.7 du Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale du 17 juillet 1998.
[3] Renvoyant au Statut du Tribunal militaire international (Charte de Londres ou Charte de Nuremberg ou encore Statut de Nuremberg) annexé à l'Accord de Londres du 8 août 1945 et à la résolution des Nations unies du 13 février 1946
[4] Cf. sur ce point Jean-Louis Clergerie (préface Bernard Kouchner), La crise du Biafra, PUF, 1994, p. 237 à 249.
[5] Soumise, comme toutes les congrégations, à un régime juridique particulier (Titre III loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association et du titre II décret du 16 août 1901 en portant application).
[6] 1° L'atteinte volontaire à la vie ; 2° L'extermination ; 3° La réduction en esclavage ; 4° La déportation ou le transfert forcé de population ; 5° L'emprisonnement ou toute autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international ; 6° La torture ; 7° Le viol, la prostitution forcée, la grossesse forcée, la stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable ; 8° La persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d'ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste ou en fonction d'autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international ; 9° La disparition forcée ; 10° Les actes de ségrégation commis dans le cadre d'un régime institutionnalisé d'oppression systématique et de domination d'un groupe racial sur tout autre groupe racial ou tous autres groupes raciaux et dans l'intention de maintenir ce régime ; 11° Les autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l'intégrité physique ou psychique.
[7] Cf. à ce propos, proposition de loi visant à rendre imprescriptibles les crimes et délits sexuels commis contre les mineurs, n° 2276, déposée le mardi 5 mars 2024.