Focus sur la responsabilité civile des dirigeants et des actionnaires en période de crise

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Romuald Cohana et Léopold Farque, Associés du cabinet Sharp, font le point sur la responsabilité civile des dirigeants et des actionnaires en période de crise.

Pouvez-vous rappeler les devoirs et obligations des dirigeants ?

D’abord il faut rappeler que la notion de dirigeant englobe le dirigeant de droit, celui visé par la loi ou les statuts, et le dirigeant de fait, celui qui accomplit des actes positifs de gestion et de direction engageant la société, en toute liberté et en toute indépendance, et ce de façon continue et régulière (qu’il ait ou non la qualité de représentant légal et que sa désignation ait ou non été publiée au greffe).

A titre d’exemple, un actionnaire majoritaire (par exemple une société mère ou un fonds d’investissement) un membre du conseil d’administration (y compris par personne interposée), un membre du conseil de surveillance, peuvent être qualifiés de dirigeants de fait et voir leur responsabilité recherchée à ce titre.

Les devoirs et obligations du dirigeant ne sont pas définis clairement par la loi.

On retiendra qu’il est tenu de se conformer aux lois et règlements, aux statuts ainsi qu’à l’éventuel pacte d’actionnaires auquel il serait lié en sa qualité d’actionnaire ou de représentant de la société partie à celui-ci.

On attend de lui qu’il agisse dans l’intérêt social, de manière loyale, d’être normalement compétent, prudent et diligent. Mais aussi qu’il partage l’information qu’il reçoit et rende compte régulièrement de sa gestion en évitant les situations de conflit d’intérêts.

Leur responsabilité civile peut-elle être engagée pour les décisions prises pendant la crise sanitaire ?

La responsabilité civile personnelle d’un dirigeant peut être engagée principalement en cas de violation d’une loi, d’un règlement, des statuts de la société ou surtout dans le cadre d’une faute de gestion.

La notion de faute de gestion est elle aussi encadrée par des critères à la fois objectifs et subjectifs fixés par la jurisprudence et qui peuvent évoluer.

La loi de décembre 2016 a écarté la simple négligence ou abstention ponctuelle, tandis que la Cour de cassation s’est montrée très stricte dans la caractérisation du lien de causalité entre la faute de gestion et l’insuffisance d’actif constatée.

On soulignera que cette responsabilité s’applique aussi aux dirigeants d’associations.

La plupart des mises en jeu de responsabilité du dirigeant visent à combler tout ou partie du passif de la société tombée en redressement ou liquidation judiciaire à travers le patrimoine personnel du dirigeant.

En dehors des situations de faillites, la responsabilité des dirigeants est différente à l’égard de la société et ses actionnaires de celle envers les tiers (clients fournisseurs partenaires), pour laquelle la démonstration d’une faute « détachable » c’est-à-dire d’une particulière gravité est requise et délicate à établir.

Dans la situation de crise sanitaire et économique actuelle, tous les indicateurs montrent une accélération brutale des difficultés et des défaillances des entreprises.

Dans les mois qui viennent, le nombre de mises en jeu de la responsabilité civile des dirigeants devraient donc suivre la même tendance haussière, alors de surcroît qu’ils sont désormais surexposés aux décisions à risques et à forts enjeux.

Ils doivent déjà rendre compte de la situation dans laquelle la société se trouvait à l’entrée de la crise sanitaire au titre, par exemple, de sa trop grande exposition ou fragilité (absence d’équilibre financier ou de fournisseurs alternatifs par exemple), de son niveau d’endettement et plus généralement d’une insuffisance de trésorerie dès le début de la crise plongeant la société dans de grandes difficultés à très court terme.

Les dirigeants vont aussi devoir répondre de leur gestion de la crise et de la préparation de sa sortie progressive.

Par exemple, les aides et financements garantis par l’Etat auront-ils été actionnés à temps et utilisés à bon escient et dans les proportions suffisantes ? Les engagements et contrats cruciaux auront-ils été identifiés et correctement traités ou, au contraire, la situation aura engendré une défaillance de la direction qui sera demeurée totalement passive ?

Il est de même permis de se demander s’il est de bonne gestion de geler tout ou partie des paiements pour ménager sa trésorerie quitte à s’exposer à des actions en justice, pour l’heure quasi-totalement paralysées ? Nous pensons par exemple aux loyers qui ont fait couler énormément d’encre depuis le début de la crise.

A l’heure du déconfinement, des choix cruciaux doivent et devront être opérés entre prudence et audace pour maintenir une activité voire se démarquer et tirer un avantage concurrentiel de la situation que nous traversons.

Après coup, ces choix et partis pris seront étudiés avec le recul du temps, dans leurs conséquences bénéfiques ou néfastes pour l’entreprise et donc les actionnaires et salariés.

Les dirigeants seront en première ligne pour s’en expliquer et en justifier.

Pour celles et ceux qui sont couverts par une assurance responsabilité civile dirigeants, elles devraient donc être fortement mobilisées dans un avenir proche.

Qu'en est-il des actionnaires ?

Lorsque l’actionnaire est aussi dirigeant de droit ou de fait, sa responsabilité pourra être recherchée à ce titre comme évoqué dans notre réponse précédente.

Si l’actionnaire n’est pas dirigeant, sa responsabilité peut d’abord être engagée en cas de manquement à ses engagements souscrits envers la société.

En dehors de ses engagements, un actionnaire même très majoritaire ne peut être tenu responsable de ne pas avoir soutenu financièrement la société.

S’agissant du Covid 19 et de la crise que nous traversons, les actionnaires pourront être confrontés à des choix tels que celui de suspendre le versement de dividendes ou le remboursement de comptes courants pour faciliter l’octroi de financements au bénéfice de la société, qu’il s’agisse d’un PGE ou d’un autre dispositif.

De nombreux cas, notamment dans la french tech, vont surgir après la crise ou pendant. S’agissant par exemple des investisseurs qui se sont rétractés ou qui ont renégocié à leur avantage les conditions de leurs investissements en profitant de la crise et de la vulnérabilité des cibles.

Au-delà de la question des responsabilités, qui se posera et qui dépendra des engagements et accords qui auraient été rompus, il y aura indéniablement un volet réputation et moral. Certains entrepreneurs et investisseurs ayant déjà annoncé une diffusion sur la place publique des actionnaires ou investisseurs qui se seraient « mal comportés ».

L’autre grande source de responsabilité des actionnaires est liée à l’abus de sa position, qu’elle soit majoritaire ou minoritaire. C’est ce qu’on appelle l’abus de majorité ou de minorité.

Dans le 1er cas, l’actionnaire majoritaire profite de sa position pour empêcher le vote de certaines délibérations ou pour passer en force au détriment de l’intérêt social. L’exemple classique est celui de la distribution de dividendes qu’il peut bloquer plusieurs années de suite au détriment des minoritaires ou celui d’opérations sur le capital visant à renforcer sa position majoritaire au détriment des minoritaires (coup d’accordéon par exemple).

Dans le 2e cas, l’actionnaire minoritaire entrave par son comportement le fonctionnement de la société et sa gouvernance.

L’AMF vient d’ailleurs d’émettre des recommandations s’agissant de ce que l’on appelle les fonds activistes pour réguler certains comportements qui pourraient avoir une influence sur le cours des sociétés concernées.

Avez-vous des bonnes pratiques à conseiller aux dirigeants ?

Les dirigeants doivent garder à l’esprit que le régime de leur responsabilité civile demeure le même sans aggravation ni allègement, la crise n’a pas engendré de régime exorbitant du droit commun.

Il est intéressant et utile d’examiner la jurisprudence rendue dans le cadre de la précédente crise économique et financière que nous avons connue en 2008.

Alors que la peur du risque de voir sa responsabilité civile être engagée pourrait inciter les dirigeants à demeurer trop attentiste, un arrêt récent de la Cour de cassation rendu en matière de faute de gestion dans le cadre de cette précédente crise a notamment enseigné que rester totalement passif pourrait être source de responsabilité civile.

Il s’agissait d’un dirigeant auquel était reproché d’être demeuré passif face aux difficultés rencontrées par la société au cours de la crise de 2008. Le liquidateur judiciaire l’avait assigné aux fins de supporter l’insuffisance d’actif de la société. La Cour d’appel et la Cour de cassation ont rejeté cette demande, en observant que le dirigeant avait réagi et tenté de s’adapter à la crise et ses conséquences au fil du temps. Il avait réduit les prix, la masse salariale et les frais généraux tout en apportant en compte-courant et parvenant à maintenir les concours financiers de la société.

Les juridictions en ont déduit que le dirigeant n’était pas resté passif, qu’aucune faute de gestion ne pouvait lui être reproché et que seule la conjoncture économique expliquait la déconfiture de la société. Mais ce qui est intéressant c’est que le critère de la passivité a été retenu comme de nature à caractériser un comportement fautif ou anormal pour un dirigeant en temps de crise.

De manière générale, et c’est un conseil de bon sens, pour minimiser les risques tout en agissant dans l’intérêt social, il est recommandé aux dirigeants de ne pas s’isoler, de partager l’information, prendre conseil en interne et d’associer leurs actionnaires et leurs créanciers aux discussions sur la gestion de la crise.

Il conviendra d’être en mesure d’expliquer rationnellement leurs choix le moment venu.

Diriger c’est trancher et donc faire des choix. Cela n’est en soi ni répréhensible ni fautif. A l’inverse, l’inaction peut ouvrir une brèche vers un risque de responsabilité.

Propos recueillis par Arnaud Dumourier (@adumourier) 


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