Si la faisabilité technique de la pluralité d’exercice ne semble pas soulever de difficulté, la lettre du texte permettant d’adapter la mesure au RIN appelle encore quelques précisions. Le point avec Me Delphine Gallin, présidente de l’ACE et Me Catheline Modat, 1re Vice-présidente de la FNUJA.
A première vue, il serait assez aisé de qualifier de « lente » la révolution qui s’opère concernant la mise en œuvre de la nouvelle modalité d’exercice de la profession d’avocat qu’est la « pluralité d’exercice », puisque la mesure est issue de la loi Croissance n°2015-990 du 6 août 2015. Pour autant, la mobilisation du groupe de travail en charge d’adapter le règlement intérieur national (RIN) pour intégrer ce nouveau modèle économique fut constante pendant toutes ces années. Pour preuve : la publication d’un rapport final en novembre 2017, un avant-projet à caractère normatif en janvier 2019, le lancement d’une concertation en février-juin 2019 qui a donné lieu à la rédaction d’un nouveau rapport. Le 15 mai dernier, le groupe de travail « Pluralité d’exercice » a présenté, lors de l’assemblée générale du CNB, les dernières modifications de fond portant sur : la définition de la pluralité d’exercice et son périmètre de mise en œuvre, la notion d’établissement d’exercice et le cumul des statuts d’avocat collaborateur salarié et d’avocat collaborateur libéral.
Ainsi, le futur article 15.4.1 du RIN définit la pluralité d’exercice comme « la faculté pour l'avocat d’exercer son activité professionnelle en cumulant des modes d’exercices listés à l’article 7 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 et ce, dans le ressort d’un même barreau ou de barreaux différents ». Une définition simple … en apparence. Si l’élan économique que ce mode d’exercice devrait produire est le bienvenu en cette période post-Covid-19, le mécanisme soulève encore quelques interrogations. Le point avec Me Delphine Gallin, présidente de l’ACE et Me Catheline Modat, 1ère Vice-présidente de la FNUJA.
Une mesure saluée
« Cette mesure est très positive, utile et justifiée par le contexte de l’époque au cours de laquelle elle a été prise. Le législateur a imposé cette réforme pour permettre aux avocats de bénéficier d’une mobilité professionnelle plus forte. En outre, elle ôte des freins, notamment géographiques, qui pouvaient exister dans la liberté d’entreprendre et d’installation des confrères en France », rappelle Me Delphine Gallin, présidente de l’ACE . « La réglementation des cabinets secondaires (à bien différencier de la pluralité d’exercice) a été également modifiée ce qui a permis de mettre fin à une pratique abusive qui pour certains barreaux consistait à bloquer l’installation des confrères désireux de créer un bureau secondaire. Le législateur a complété cette réforme en donnant la possibilité aux avocats d’exercer dans le même temps leur profession sous des statuts différents et dans des structures différentes, voire même dans des barreaux différents, et ce de manière concomitante », expose la présidente qui a participé à l’élaboration des textes et au premier groupe de travail.
Accueil tout aussi favorable du côté de la FNUJA. Sa 1ère Vice-présidente, Me Catheline Modat, y voit une opportunité de développement cohérente avec la réalité du secteur : « notre profession est en pleine mutation et depuis quelques années, le développement du cabinet passe par le regroupement. Quand on regarde les chiffres de la profession, on est de moins en moins tout seul (NDRL : 36% des avocats exercent à titre individuel, 60 % en qualité d’associé ou collaborateur, les salariés ne représentant que 4%, selon les statistiques 2019 de la profession). La structure groupée répond aux attentes des clients qui souhaitent que le cabinet puisse traiter l’ensemble des problématiques auxquelles ils sont confrontés et ne se limite pas à un domaine ». Dans les structures innovantes, la pluridisciplinarité et la diversité sont ainsi prônées pour proposer aux clients existants et futurs une prestation qui comprend de nombreux services.
Un périmètre d’application en phase avec les réalités économiques
Concernant le périmètre d’application de la mesure, là encore les instances représentatives saluent la réforme. Le texte prévoit que le cumul de statuts est ouvert aux avocats associés, aux avocats collaborateurs libéraux ou salariés. « Le législateur est allé au-delà de la réalité économique en étendant la pluralité d’exercice à l’ensemble des statuts », précise Me Gallin. « Les choses évoluent et dans le contexte actuel post-Covid-19, la mesure prend tout son sens. Les libéraux n’ont pas eu accès au chômage partiel. Le fait de pouvoir cumuler un mi-temps salarié quelque part avec un exercice libéral ailleurs serait une solution en cas de problème. De même, il y aura une répartition de la charge quand l’avocat salarié sera à mi-temps dans plusieurs cabinets. » Et Me Modat de compléter : « le collaborateur libéral ou salarié peut garder ce statut protecteur qui garantit une rétrocession tous les mois quel que soit le nombre de dossier traités tout en ayant la faculté de développer une clientèle propre, et donc de préparer la suite de la collaboration. La structure apporte une certaine « crédibilité » qui permet au collaborateur de s’appuyer sur elle pour atteindre un marché auquel il n’aurait pas forcément eu accès uniquement avec son seul patronyme. En outre, dans l’hypothèse où la collaboration devrait prendre fin, l’avocat peut rebondir avec sa clientèle personnelle. »
En ce qui concerne l’avocat individuel, le cumul est uniquement autorisé avec les statuts précités ou avec la qualité d’associé d’une société d’exercice, y compris les structures unipersonnelles. Le groupe de travail précise, en effet, que « ce statut [individuel] se confond avec la personne physique qui exerce l’activité. L’exercice individuel n’est pas un nouvel exercice, mais l’extension d’un exercice existant c’est-à-dire un bureau secondaire ». Me Modat souligne ici tout l’intérêt de la réforme : « c’est une vraie évolution pour l’avocat individuel de pouvoir cumuler tous les statuts. Cette avancée est d’autant plus intéressante que c’est l’avocat individuel qui est le premier touché en cas de difficultés, la période Covid-19 l’a d’autant plus démontré. La pluralité d’exercice est un moyen pour lui de se rapprocher d’autres confrères pour développer notamment un projet spécifique. Cette synergie lui permettra aussi de conserver sa notoriété, son identité liée à une pratique reconnue ayant une valeur marchande ».
Une législation qui appelle encore quelques précisions
On l’aura bien compris : la réforme, favorisant la liberté d’entreprendre, est globalement bien accueillie. Toutefois elle a soulevé, et soulève encore, quelques interrogations notamment en ce qui concerne la notion d’établissement d’exercice qui fait appelle à celle de cabinet principal.
Comme énoncé, selon le futur article 15.4.2. du RIN : « L’avocat peut disposer d’un ou plusieurs établissements d’exercice, distincts de son cabinet principal (…). L’établissement d’exercice doit répondre aux conditions générales du domicile professionnel et correspondre à un exercice effectif. » Le projet d’article 15.2 précise que « L’avocat est inscrit au tableau du barreau dans le ressort duquel il a déclaré établir son cabinet principal (…). La pluralité d’exercice ne déroge pas au principe énoncé à l’article 15.2 selon lequel l’avocat est inscrit au tableau de l’Ordre du seul barreau du lieu de son cabinet principal. »
Me Gallin rapporte que la difficulté à laquelle le groupe de travail s’est confronté réside dans les modalités d’organisation des barreaux et la question du double exercice concomitant dans des barreaux différents : « Le groupe de travail a soulevé un certain nombre de points très pragmatiques (la discipline, le barreau de rattachement, la responsabilité civile professionnelle, etc.) et a dû aborder une problématique de nature plus politique : la pertinence d’un maintien géographique de barreaux. Si l’on avait mis en place une pluri-inscription, la question se posait de savoir pourquoi il fallait maintenir plusieurs barreaux ? Il a été prouvé, et la crise Covid-19 ne l’a pas démenti, qu’il fallait maintenir les barreaux au niveau local car ils ont un rôle à jouer et délivrent un véritable service au bénéfice des confrères. Quand ces derniers sont en difficultés, les ordres et les barreaux réagissent. Le groupe de travail a donc dû trouver un équilibre entre favoriser la liberté d’entreprendre et garantir le maintien de la répartition géographique des barreaux sans qu’il y ait de concurrence entre eux. C’est là que la notion d’établissement professionnel est intervenue. L’unicité d’inscription au barreau d’origine n’est pas un frein pour étendre son exercice à d’autres barreaux dans le cadre de la pluralité d’exercice. Et le barreau d’origine permet d’avoir un barreau prédominant (vote dans un seul barreau, concentration du paiement des cotisations, cas de poursuite disciplinaire…). »
La FNUJA s’était aussi inquiétée du problème d’unicité : « il était important de savoir de quel barreau l’avocat allait dépendre afin de déterminer quelle serait l’assurance qui allait couvrir toutes les activités et quel que soit le barreau où elles allaient être exercées », relate Me Modat.
Toutefois, la FNUJA s’interroge sur la notion d’établissement d’exercice et la condition du nouveau lieu d’exercice qu’elle sous-entend. « Pourquoi l’avocat qui est domicilié dans son cabinet principal ne pourrait-il pas aussi y domicilier la nouvelle structure d’exercice (établissement d’exercice) ? » questionne Me Modat. Dans son rapport, le groupe de travail mentionne à titre d’exemple un avocat qui exerce, dans une même société, en tant qu’associé (cabinet principal) et collaborateur libéral (établissement d’exercice). Il précise, qu’à ce jour, ce point fait encore l’objet « d’une étude particulière pour déterminer la compatibilité de ce cumul ».
Au demeurant se pose la question de savoir si l’avocat aura le choix commercial, publicitaire et de présentation de la clientèle du barreau dans lequel il va exercer. Par exemple, si l’avocat constatait que l’activité de son cabinet principal est en déclin, pourrait-il changer de barreau d’origine et décider de s’inscrire au tableau du barreau dans le ressort duquel il exerce sous un autre statut et dont l’activité génère des bénéfices plus florissants ? Existe-t-il un risque de désertification de certains barreaux, une délocalisation qui pourrait aboutir à une concentration ? La question se pose donc de la présentation et de l’exercice réel. La réponse semble appeler un complément de rédaction concernant la notion de cabinet principal et une précision des critères à retenir : temps, présence, chiffre d’affaires ?
Dernière question : la multiplicité des exercices telle que décrite pourrait-elle s’ouvrir au-delà des frontières françaises ? Un axe de croissance qui serait apprécié en ces temps troublés.
Audrey Tabuteau