Tribune de Chloé Belloy, Avocate au barreau de Paris, François Bordes, Avocat au barreau de Paris, Maxime Delacarte, Avocat au barreau de Paris et Alexios Kirillov, Avocat au barreau de Paris.
Fin 2023, le Parlement a adopté le projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice 2023-2027 qui consacrait la confidentialité des consultations juridiques émis par les juristes d’entreprise sous certaines conditions tenant essentiellement aux diplômes de l’auteur de la consultation, à la formation du juriste d’entreprise, à la destination de la consultation et à l’apposition de la mention « confidentiel – consultation juridique – juriste d’entreprise » sur la consultation. Une sanction pénale en cas d’apposition injustifiée de cette mention (abordée ci-après) venait compléter le dispositif[1].
Cette réforme avait pour ambition de renforcer la compétitivité internationale des entreprises françaises, que la communauté juridique française appelait de ses vœux[2],dans un contexte où la plupart des pays partenaires de la France, qu’ils soient de tradition civiliste ou common law, avaient consacré la protection des avis des juristes d’entreprises, soit en autorisant le recrutement d’avocats salariés en entreprise (bénéficiant du secret professionnel in personam), soit en protégeant les consultations juridiques des juristes d’entreprise par une confidentialité in rem, soit les deux[3].
Elle a néanmoins été invalidée par le Conseil constitutionnel en tant que « cavalier législatif »[4] et deux propositions de loi ayant l’ambition de concrétiser cette réforme ont été déposées au Sénat et à l’Assemblée nationale peu après[5].
Cet article ne propose pas de débattre une énième fois de la pertinence de cette loi, de son utilité, des différences subtiles entre les propositions de loi, ou de leurs divers aspects techniques.
Nous nous proposons plutôt de démontrer que cette loi implique une reconnaissance implicite de l’indépendance des juristes d’entreprise (1), ce qui devrait avoir pour conséquence d’invalider de manière définitive toute opposition aux avocats salariés en entreprise au motif qu’ils ne seraient pas indépendants vis-à-vis de leur employeur (2).
1. La nécessaire indépendance du juriste d’entreprise
L’indépendance du juriste d’entreprise va de soi, car elle existe dans les faits. Elle est inhérente à la fonction de juriste d’entreprises.
Ainsi, le Livre Blanc « Juristes d’entreprise : l’indépendance en ADN » coédité par Philippe Coen (Président de l’ECLA) et Christophe Roquilly (Professeur à l’EDHEC Business School), publié en 2014 aux éditions LexisNexis, démontre que l’indépendance intellectuelle est un prérequis à tout avis ou conseil juridique pertinent et « qu’il est de la responsabilité des dirigeants d’entreprise de veiller à ce que leurs juristes soient en mesure de remplir leurs missions avec un niveau suffisant d’indépendance », sous peine d’accroître le degré d’exposition au risque. « Si le juriste doit s’autocensurer, c’est l’entreprise qui a le plus à perdre »[6].
L’indépendance du juriste d’entreprise serait d’autant plus légitime à l’aune des propositions de loi. Si l’une ou l’autre des propositions de loi Vogel ou Terlier était adoptée, le juriste d’entreprise serait soumis à des règles éthiques (en somme, une déontologie) et investi d’un pouvoir in personam de déclarer certains actes confidentiels s’ils remplissent les conditions qui seront prévues par la loi, ce qui renforcerait l’indépendance perçue par certains comme inhérente à sa fonction.
Enfin, et surtout, les propositions de loi prévoient que le juriste d’entreprise qui « aura […] apposé[…] la mention « confidentiel – consultation juridique – juriste d’entreprise » autrement que dans le contexte d’une consultation juridique « relevant des activités de l’entreprise » sera puni d’une peine d’emprisonnement et d’une amende de 15 000 euros[7].
Par exemple, un directeur juridique qui apposerait ou ferait apposer la mention « confidentiel – consultation juridique – juriste d’entreprise » sur tous les échanges internes sensibles relatives à un contrat, afin d’éviter d’avoir à les produire dans une procédure contentieuse judiciaire ou arbitrale, et ce alors même que ces échanges ne sont pas des consultations juridiques au sens de la loi, risquerait certainement des poursuites en même temps qu’il pourrait faire engager la responsabilité pénale de personne morale en sa qualité de représentant le cas échéant.
Il en irait sans doute de même du juriste d’entreprise qui apposerait la mention sur un rapport d’enquête interne plutôt que sur sa consultation juridique rendue sur la base de ce rapport (la confidentialité ne s’appliquant qu’à une consultation juridique et non aux faits).
Cette sanction pénale, pesant sur le juriste d’entreprise, ne peut s’entendre que si ce dernier est indépendant de sa direction, et de sa hiérarchie de manière générale.
A défaut si l’on considère mécaniquement que le juriste d’entreprise est dépourvu de toute indépendance et ne fait qu’exécuter les ordres des représentants de la personne morale (en raison de son lien de subordination)[8], le dispositif prévu par les propositions de loi aboutirait à sanctionner une personne qui n’a fait qu’exécuter les ordres de sa hiérarchie, tout en exonérant potentiellement cette dernière de toute responsabilité. Une telle solution serait contraire aux principes régissant la responsabilité pénale pour les infractions commises par les employés d’une entreprise dans l’exercice de leurs fonctions[9].
En faisant peser la responsabilité pénale découlant de l’apposition injustifiée de la mention « confidentiel – consultation juridique – juriste d’entreprise » sur l’auteur de la mention, les auteurs de la proposition de loi reconnaissent implicitement l’indépendance du juriste d’entreprise.
A défaut de quoi, les propositions de loi auraient – également – fait peser cette responsabilité pénale sur le dirigeant ou la personne morale.
2. Quelles conséquences pour le projet de l’avocat en entreprise ?
Lors de l’examen en séance publique au Sénat de la proposition Vogel, le 14 février 2024, un sénateur lança au ministre de la Justice « osez proposer l’avocat en entreprise ». Il avait probablement raison.
Selon le rapport sur l’avenir de la profession d’avocat réalisé en février 2017 à la demande du ministère de la Justice, « il n’existe pas en France de statut d’avocat en entreprise »[10].
Les barreaux exigent en effet des avocats souhaitant exercer en qualité de salarié d’une entreprise en France de se faire omettre du tableau des avocats, en invoquant la prétendue absence d’indépendance de l’avocat salarié à l’égard de son employeur, du fait de son lien de subordination vis-à-vis de ce dernier[11].
Or, au vu des développements qui précèdent, l’adoption de l’une ou de l’autre des propositions de loi Vogel ou Terlier, en ce qu’elles reconnaissent implicitement l’indépendance des juristes d’entreprise, devrait nécessairement entraîner la reconnaissance du statut d’avocat en entreprise.
En effet, le motif tiré de la prétendue absence d’indépendance de l’avocat exerçant en entreprise serait d’autant moins justifié sous l’empire de la nouvelle loi. L’avocat en entreprisene serait qu’un juriste d’entreprise, mais inscrit au barreau, et donc soumis à une déontologie et à un bâtonnier – et donc d’autant plus indépendant.
Ceci aurait le mérite d’aligner la France sur ses voisins européens, mais aussi, et surtout, d’atteindre une cohérence interne puisque, comme l’avait constaté le rapport sur l’avenir de la profession d’avocat réalisé en février 2017, « les grands groupes internationaux choisissent déjà pour la direction juridique de leur groupe des avocats étrangers (qui conservent donc dans leur Etats d’origine leur statut d’avocat) afin de leur permettre de bénéficier, à l’égard de certains régulateurs auxquels ils sont soumis, et pour certaines activités, du legal privilege »[12].
De plus, le barreau de Paris autorise les avocats parisiens salariés en entreprise à rester inscrits au barreau (reconnaissant ce faisant leur indépendance, intrinsèque à la profession d’avocat), à condition qu’ils soient employés par une société étrangère, conformément à l’article P. 31 du règlement intérieur du barreau de Paris.
Une telle pratique, qui revient à reconnaître l’indépendance de l’avocat en entreprise s’il est salarié d’une entreprise étrangère, et à lui dénier cette indépendance s’il est salarié d’une entreprise française, n’est pas justifiée et l’est d’autant moins au regard de la réforme attendue de la confidentialité des avis des juristes d’entreprise.
Chloé Belloy, Avocate au barreau de Paris, François Bordes, Avocat au barreau de Paris, Maxime Delacarte, Avocat au barreau de Paris et Alexios Kirillov, Avocat au barreau de Paris,
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[1] Voir GPL 21 nov. 2023, n° GPL456p3.
[2] Voir Louis d’Avout, Intelligence juridique : la France a du retard, Les Echos, 9 février 2024.
[3] Voir Rapport « Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale » du député Raphael Gauvin du 26 juin 2019, page 48.
[4] Voir GPL 21 nov. 2023, n° GPL456p3.
[5] D’une part, de la « Proposition de loi visant à garantir la confidentialité des consultations juridiques des juristes d’entreprise », déposée au Sénat le 17 novembre 2023 par M. Louis VOGEL (n° 125, ci-après la « Proposition Vogel »)[5] et, d’autre part, de la « Proposition de loi relative à la confidentialité des consultations des juristes d’entreprise », déposée le 21 décembre 2023 à l’Assemblée nationale par M. Jean TERLIER (n° 2033, ci-après la « Proposition Terlier »).
[6] Voir L’EDHEC Business School et LexisNexis publient "Juristes d’entreprise : l’indépendance en ADN" - "Company Lawyers: Independent by Design" - LE MONDE DU DROIT : le magazine des professions juridiques.
[7] Voir Articles 66-2 (tel que modifié par les propositions) et 58 de la loi n°71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques
[8] C’est la position qui semble avoir été prise par 163 Barreaux en France. Voir Le Monde du Droit, « Les petits secrets : pourquoi la confidentialité des consultations juridiques des juristes d’entreprise entrave les droits des citoyens », 16 avril 2024, par M. Jean-Louis Fernandez.
[9] Par exemple le principe de la responsabilité pénale du chef d’entreprise en l’absence de délégation de pouvoirs à une personne pourvue de la compétence, de l’autorité et des moyens nécessaires pour éviter la commission de l’infraction.
[10] Voir Rapport Kami Haeri sur l’Avenir de la Profession d’Avocat (2017), page 72.
[11] Voir Rapport Kami Haeri sur l’Avenir de la Profession d’Avocat (2017), page 73.
[12] Voir Rapport Kami Haeri sur l’Avenir de la Profession d’Avocat (2017), page 72. Il s’agit, selon ce même rapport, d’une « discrimination à rebours ». En effet, nous concédons à des avocats étrangers en France la possibilité de travailler en entreprise, sans leur dénier leur qualité d’avocat étranger, ce que nous refusons d’accorder aux avocats français.