Le 30 avril prochain, les députés examineront en première lecture la proposition de loi « relative à la confidentialité des consultations des juristes d’entreprise ».
Dans cette tribune, Jean-Raphaël Fernandez, président de la Conférence des bâtonniers, qui s'oppose fermement à cette proposition de loi, vous explique pourquoi.
Le 30 avril prochain, les députés examineront en première lecture la proposition de loi « relative à la confidentialité des consultations des juristes d’entreprise ».
Par ce texte, les juristes d’entreprise pourraient se voir offrir la possibilité de marquer du sceau de la confidentialité les consultations juridiques qu’ils rédigent, dans un rapport de subordination, au bénéfice de leur employeur.
L’argument phare des rédacteurs du texte est le renforcement de la compétitivité et de l’attractivité de la France dans un contexte d’internationalisation et de concurrence accrue au bénéfice des entreprises du territoire.
Mais attention, cette course sans fin à la performance économique se heurte à des enjeux bien plus profonds. Véritable séisme juridique, cette proposition de loi impactera l’ensemble des acteurs économiques de notre pays, au détriment des justiciables dont l’intérêt supérieur doit pourtant guider l’action du législateur.
Cette reconnaissance serait de nature à affaiblir le secret professionnel de l’avocat, expression la plus forte de l’identité d’une profession indépendante ayant un rôle central dans le bon fonctionnement de l’État de droit alors que cette pierre angulaire n’est pas partagée par le juriste d'entreprise, dont le rôle diffère.
La garantie des droits de la défense repose sur ce secret professionnel, pilier de la relation de confiance entre avocats et clients, assurant la préservation de l’équité et de la justice. On ne peut étendre ce secret aux juristes dont les missions se bornent aux intérêts de l’entreprise.
Cette évolution serait ensuite de nature à porter atteinte au principe du droit à la preuve, consacré par les plus hautes juridictions françaises et européennes.
Comment les justiciables (consommateurs, salariés etc.) pourront-ils apporter la preuve des agissements qu’ils dénoncent, notamment devant le conseil de prud’hommes, si les entreprises refusent au nom de la confidentialité de produire des documents pouvant leur nuire ?
L'instauration d'un « legal privilege » à la française pourrait également entraver les enquêtes menées par les autorités françaises.
L’octroi d’une telle confidentialité ouvrirait ainsi une dangereuse brèche permettant aux entreprises d’opposer aux juges leur secret des affaires, portant de fait atteinte à la transparence et à l’équité. Le législateur irait donc à contre-courant d’une jurisprudence et de politiques publiques visant précisément à lutter contre l’opacité et à l'émergence de la culture de la « conformité ou compliance ».
Au lieu de consacrer la « confidentialité », le législateur devrait poursuivre l’objectif légitime de transparence, lequel constitue un véritable levier de croissance pour une entreprise.
Cette confidentialité créerait par ailleurs de véritables entraves contre les lanceurs d’alertes dont les actions pourraient être criminalisées en cas d’atteinte à ce nouveau secret interne aux entreprises.
Cette évolution serait ensuite de nature à instaurer une rupture d’égalité entre les justiciables devant la loi, puisque seules les entreprises employant des juristes pourraient bénéficier de la confidentialité au détriment des personnes physiques. Voulons-nous offrir des boucliers juridiques aux géants de l’économie pendant que les petites entreprises affronteront les tempêtes sans protection ?
Cette proposition de loi constitue une véritable trahison de nos valeurs démocratiques, donnant aux grandes entreprises un passeport pour l’opacité juridique et écrasant les droits des citoyens sous le poids des intérêts privés.
La confiance des citoyens dans notre système juridique repose sur le principe de transparence et l’assurance que chaque partie est traitée de manière égale devant la loi. Si cette égalité est compromise, cela affecterait gravement cette nécessaire confiance dans notre système, sapant ainsi les fondements de notre démocratie.
Elle constituerait une atteinte au principe du procès équitable garanti par la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme, lequel implique que chaque partie à une instance soit en mesure d’apporter la preuve des éléments nécessaires au succès de ses prétentions.
Enfin, cette proposition marquerait un point de rupture avec la tradition juridique de la France, pays de droit civil et non de common law.
En effet, le « legal privilege » est un concept issu des pays de common law dans lequel existe un système de divulgation obligatoire de documents ; or, le système juridique français est différent, ce qui rendrait la transposition de ce concept bien plus complexe que ce que l’on tente de nous présenter.
Ne cédons pas à l’américanisation de notre système sans en peser les conséquences, car nous risquons de jouer avec nos principes et nos valeurs comme le feraient d’apprentis sorciers.
Pour toutes ces raisons, la Conférence des bâtonniers de France, fermement attachée à la primauté du droit et la justice, s’oppose à de telles remises en cause de l’accès à une justice équitable pour tous.
Fort du soutien des 163 barreaux de province, la Conférence exhorte les élus de la République à rejeter fermement cette proposition de loi, dans l’intérêt de la Nation.
Ensemble, faisons entendre la voix de la raison et de la justice, et rejetons toute tentative visant à compromettre ces valeurs essentielles.
Jean-Raphaël Fernandez, Président de la Conférence des bâtonniers de France