Alors que l’open data des décisions de justice, dont le principe a été consacré par la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique, conjugué au développement des outils numériques, favorise la diffusion en grand nombre des décisions de justice, une mission s’est penchée sur l’impact de la diffusion numérique et gratuite des décisions judiciaires sur la jurisprudence et sur le rôle des acteurs du droit et de la Justice.
Loïc Cadiet, professeur à l’université Paris 1, Cécile Chainais, professeure à l’Université Paris II et Jean-Michel Sommer, directeur du Service de documentation, des études et du rapport à la Cour de cassation, ont rendu les conclusions de la mission de réflexion sur l’incidence de la diffusion numérique et gratuite des décisions judiciaires, l’open data des décisions de justice, sur la jurisprudence et sur le rôle des acteurs du droit et de la Justice (magistrats, avocats, universitaires…) dans un rapport intitulé « La Diffusion des données décisionnelles et la jurisprudence – Quelle jurisprudence à l’ère des données judiciaires ouvertes ? » à Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation et à François Molins, procureur général, le 14 juin 2022.
Valeur économique et marché
Le rapport propose 34 recommandations « qui se veulent équilibrées et ambitieuses ».
Pour ce faire, le *groupe de travail a notamment pris en compte les enjeux économiques liés à l’open data des décisions de justice « et, plus particulièrement, à l’exploitation des données judiciaires par les éditeurs juridiques et les legaltech » observant qu’ « aujourd’hui, plus encore qu’hier, les décisions de justice représentent une valeur économique et leur réutilisation est un marché sur lequel sont d’ores et déjà en concurrence des opérateurs privés ».
Il dresse un état des lieux mettant en exergue une diffusion croissante et protéiforme des décisions de justice. Les auteurs du rapport font le constat d’un « changement d’échelle considérable dans la diffusion des décisions de justice » avec la mise en œuvre de l’open data depuis l’arrêté du 29 avril 2021 fixant le calendrier de la mise en open data des décisions de justice pour l’ordre judiciaire. « En effet, alors qu’avant l’entrée en vigueur de l’open data, environ 15 000 décisions étaient diffusées chaque année sur Légifrance, désormais environ trois millions de décisions rendues publiquement par an par les juridictions judiciaires seront accessibles gratuitement en ligne, ce qui représente une multiplication par 200 du nombre de décisions disponibles ».
Dans une deuxième partie, le rapport aborde les perspectives offertes par la mise en œuvre de l’open data des décisions de justice. Il souligne le risque de nivellement des décisions de justice : « le risque d’une indifférenciation des décisions de justice rend ainsi absolument nécessaire un travail de hiérarchisation des décisions de justice afin d’éviter que les décisions qui ont un intérêt pour l’évolution du droit soient « noyées » dans la masse des décisions de justice diffusées. »
Autre risque possible : un appauvrissement de la créativité juridique « dans la mesure où le traitement algorithmique des décisions de justice (…) peut, sous couvert d’une harmonisation certes louable en son principe, favoriser l’avènement de tendances conformistes dans l’application des règles de droit. »
Organisation plus rationnelle de la diffusion des décisions de justice
Parmi les recommandations, le rapport préconise d’assurer une organisation plus rationnelle de la diffusion des décisions de justice (recommandation n° 1) constatant la coexistence de deux systèmes de diffusion des données au public :
- diffusion sur Légifrance des arrêts de la Cour de cassation, accompagnée d’une sélection des arrêts et jugements des juridictions de l’ordre judiciaire
- diffusion, sous la responsabilité de la Cour de cassation, de l’ensemble des décisions de l’ordre judiciaire.
Par conséquent, les rapporteurs suggèrent de « redonner à la publication sur Légifrance sa vocation première, en limitant son domaine de publication aux seules décisions rendues par la Cour de cassation, voire, à terme, aux seules décisions de la Cour de cassation ayant une portée normative. » et de « renforcer l’aptitude de la Cour de cassation à diffuser et mettre en valeur les décisions présentant un intérêt juridique particulier » dans un souci de simplifier et améliorer l’accès à la connaissance du droit.
De même, il est proposé d’établir des lignes directrices pour hiérarchiser les décisions rendues par les juges du fond (recommandation n° 2). Les auteurs donnent des critères pour identifier les décisions des juridictions du fond présentant un intérêt juridique particulier (recommandation n° 4), de les enrichir d’un sommaire mettant en avant les apports de la décision à la jurisprudence (recommandation n° 5). S’agissant des cours d’appel, le rapport suggère également de développer des bureaux virtuels sur lesquels seront accessibles toutes les décisions rendues par l’ensemble des juridictions du ressort. (recommandation n° 24).
Cadre juridique adapté pour réguler les outils utilisant l’intelligence artificielle
En ce qui concerne la jurimétrie, il apparaît nécessaire d’élaborer un cadre juridique adapté pour réguler les outils dits d’intelligence artificielle dont les résultats ont une incidence sur la fabrique de la jurisprudence (recommandation n° 8), de former les étudiants en droit (recommandation n° 12), magistrats et avocats (recommandation n° 14) à ces outils, mutualiser les moyens à l’échelle des barreaux afin d’offrir à l’ensemble des avocats un accès à des services algorithmiques de traitement des décisions de justice (recommandation n° 13).
Une nouvelle instance baptisée « Conseil des données judiciaires ouvertes », sous l’autorité de la Cour de cassation, aurait notamment pour mission de centraliser les informations et, notamment, les difficultés relatives à la mise en œuvre de la diffusion des décisions de justice et d’être un organe de réflexion, d’échanges et de recommandations sur les pratiques, méthodes de travail et outils mis en œuvre dans le cadre de l’open data des décisions de justice (recommandation n° 16).
Enfin, les rapporteurs estiment qu’il faut développer les espaces de publication pouvant accueillir des travaux universitaires exploitant les ressources offertes par l’open data des décisions de justice (recommandation 31) mais aussi développer les échanges au sein de la communauté juridique en promouvant la conclusion de partenariats entre les universités et les juridictions afin de mieux traiter les ressources offertes par l’open data des décisions de justice et, spécialement, les décisions signalées (recommandation n° 32).
Arnaud Dumourier (@adumourier)
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*Composition du groupe de travail :
Présidents du groupe de réflexion
- M. Loïc Cadiet, professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
- Mme Cécile Chainais, professeure à l’université Paris-Panthéon-Assas.
- M. Jean-Michel Sommer, président de chambre, directeur du Service de documentation, des études et du Rapport de la Cour de cassation.
Rapporteurs
- M. Sylvain Jobert, professeur à l’université d’Angers.
- Mme Estelle Jond-Necand, conseillère référendaire, directrice du projet Open data au Service de documentation, des études et du Rapport de la Cour de cassation.
Représentantes des chefs de la Cour de cassation
- Mme Nathalie Bourgeois-De Ryck, conseillère, chargée de mission de la première présidente.
- Mme Audrey Prodhomme, secrétaire générale du parquet général.
Représentante du parquet général près la Cour de cassation
- Mme Bénédicte Vassallo, première avocate générale.
Représentant de la conférence des premiers présidents des cours d’appel
- M. Jacques Boulard, premier président de la cour d’appel de Toulouse, ancien président de la Conférence nationale des premiers présidents.
Représentant de la conférence des présidents de tribunaux judiciaires
- M. Benjamin Deparis, président du tribunal judiciaire d’Évry et président de la Conférence nationale des présidents de tribunaux judiciaires.
Service de documentation, des études et du Rapport de la Cour de cassation
- Mme Anna Mourao, juriste assistante au bureau de la diffusion et de la valorisation de la jurisprudence.