Par six arrêts1 du 18 décembre dernier (n°24-14.750), la première chambre civile de la Cour de cassation retient une définition large du préjudice d’anxiété et s’en remet aux juges du fond pour apprécier si la preuve en est rapportée. Explications par Marie Albertini, Avocate associée et Yana Smith, Avocate, PDGB.
Depuis sa première consécration par la Cour de cassation en 2010 (Soc. 11 mai 2010, pourvoi n° 09-42.241) au profit de salariés exposés à l’amiante, la reconnaissance du préjudice d’anxiété n’a cessé d’être étendue, dans la sphère professionnelle avec des expositions à d’autres substances, comme au-delà (distilbène, prothèses PIP etc).
Dans la présente affaire, la Cour de cassation devait statuer sur l’existence d’un préjudice d’anxiété de clients du distributeur d’eau de Mayotte et de tiers aux contrats, à la suite du risque de contamination de l’eau auquel ils s’estimaient exposés (antérieurement au récent cyclone).
Sur le fondement de la responsabilité contractuelle, et délictuelle pour les tiers au contrat membres du foyer, les demandeurs ont sollicité l’indemnisation d’un préjudice d’anxiété du fait d’avoir été exposés à une eau contaminée qu’ils estimaient dangereuse pour leur santé.
La Cour d’appel de Saint Denis a rejeté ces demandes indemnitaires au motif qu’il n’était pas établi qu’ils avaient été exposés de manière certaine à une substance toxique susceptible de générer un risque élevé de développer une pathologie grave.
La Cour de cassation confirme l’arrêt d’appel sur ce point. Au visa des articles 1231-1 et 1240 du code civil, elle rappelle « que constitue un préjudice indemnisable l'anxiété résultant de l'exposition à un risque élevé de développer une pathologie grave ». S’agissant de la preuve du préjudice, elle s’en remet à l’appréciation souveraine des juges du fond en relevant que «la cour d’appel ne s’est pas fondée sur l’incertitude de la réalisation du risque allégué mais sur l’absence de preuve de l’exposition au risque »
Une définition large du préjudice d’anxiété. Récemment, la première chambre civile de la Cour de cassation avait retenu une définition très large du préjudice d’anxiété et avait jugé que : « Vu l'article 1382, devenu 1240, du code civil : Il résulte de ce texte que constitue un préjudice indemnisable l'anxiété résultant de l'exposition à un risque de dommage » (Civ. 1ère., 18 octobre 2023, n°22-11.492). Selon cette décision, serait indemnisable l’anxiété résultant d’un simple risque de dommage sans exigence que le risque soit élevé et porte sur une pathologie grave.
Par les arrêts du 18 décembre 2024, la Cour de cassation semble revenir à une définition plus restrictive.
Elle se rapproche de la définition « historique » du préjudice d’anxiété en affirmant qu’il s’agit d’indemniser l’anxiété résultant de l’exposition à risque élevé de pathologie grave et non simplement à un risque de dommage.
La latitude laissée aux juges du fond en matière de preuve. Dans son avis, l’avocat général a relevé que le risque dont les demandeurs au pourvoi se prévalaient n’était pas identifié, que sa gravité n’était pas avérée, que la probabilité de sa réalisation n’était pas documentée et que les demandeurs ne prétendaient pas avoir ingéré une substance nocive. L’avocat général a également invité la Cour de cassation à préciser les critères de qualification de ce poste de préjudice, comme le niveau de risque exigé ou encore l’appréciation in concreto ou in abstracto de celui-ci, ce en quoi in n’a pas été suivi.
Il est à prévoir que des divergences et incertitudes perdurent quant à la caractérisation du préjudice d’anxiété.
La Chambre sociale de la Cour de cassation, en matière d’exposition à l’amiante (hors présomption au bénéfice des salariés éligibles à la retraite anticipée du fait de l’inscription de leur établissement sur une liste fixée par arrêté) se montre jusqu’à présent assez exigeante en matière de preuves et approuve les Cours d’appel qui ne retiennent pas de présomption du préjudice, les salariés devant prouver à la fois leur exposition et leur état anxieux.
Dans l’arrêt commenté, la Cour de cassation ne clarifie pas pleinement les éléments nécessaires à la preuve du préjudice d’anxiété. Si elle a pris soin d’affirmer l’exigence d’un niveau de risque élevé, elle est restée silencieuse sur les autres critères de qualification, laissés à l’appréciation souveraine des juges du fond, et ne consacre ni n’écarte aucune présomption en la matière.
Si le mouvement de reconnaissance du préjudice d’anxiété dans diverses situations, notamment environnementales, devrait se poursuivre, les entreprises dont la responsabilité est recherchée doivent savoir que le débat sur la preuve des caractéristiques du préjudice d’anxiété est majeur et qu’il doit se déployer devant les juridictions du fond.
Marie Albertini, Avocate associée et Yana Smith, Avocate, PDGB
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1. Dont trois destinés à être publiés au Bulletin et au Rapport de la Cour de cassation