Face à des enjeux climatiques et géopolitiques particulièrement cruciaux, comment façonner une société plus juste et durable ? La dernière édition du Grenelle du Droit s'est attachée à mettre en lumière le rôle incontournable du juriste, quel que soit son métier, dans les transitions sociales, environnementales et technologiques.
La communauté juridique s'est réunie pour le désormais incontournable rendez-vous du Grenelle du Droit, dont la cinquième édition s'est déroulée le mercredi 12 juin 2024 au Campus Port-Royal de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne à Paris.
En cette mi-2024 particulièrement incertaine, tant au niveau international qu'hexagonal, un débat animé par le journaliste Thomas Hugues a permis de faire dialoguer sur le thème "Une Gouvernance responsable : vers un mieux vivre ensemble ?" Marie Anne Frison Roche, Directrice, Journal of Regulation & Compliance, Professeure d’Université, Yves Garagnon, CEO, Dilitrust, Pierrick Le Goff, Avocat associé, De Gaulle Fleurance, Sabine Lochmann, Présidente, ASCEND et Vincent Vigneau, Président de la Chambre commerciale de la Cour de cassation.
La transition environnementale est-elle soluble dans le droit des affaires ?
Depuis son poste d'observation de la Cour de cassation, Vincent Vigneau observe depuis quelques années que la régulation et le souci de l'intérêt général intègrent certaines décisions de la chambre commerciale alors que les questions "hors marché" en étaient jusqu'ici exclues.
Ainsi, la Haute juridiction judiciaire a récemment jugé que refuser de modifier l'objet social d'une société pouvait être constitutif d'un abus de minorité, ouvrant la porte à l'intégration de la RSE auprès des actionnaires.
De nouveaux outils sont apparus en droit de la concurrence ou en droit des sociétés, notamment via la loi Pacte.
Le magistrat note en revanche que notre procédure civile n'est pas forcément armée pour faire face aux contentieux systémiques émergents, d'où le risque de se tourner vers un juge pénal qui sera inadapté.
Maître Pierrick Le Goff confirme cette "évolution frappante" du référentiel du contentieux, national et international, associée à un changement particulièrement rapide des mentalités. Cette évolution du droit souple vers le droit dur s'est notamment cristallisée dans de récentes affaires de publicité mensongère, tromperie ou vices de conformité portant sur les qualités sociétales ou environnementales des produits.
Un tsunami juridique ?
« C'est une révolution juridique et je m'en réjouis ! », s'exclame la professeure Marie Anne Frison Roche. Cela nécessite d'oublier nos anciens schémas, tels la distinction entre droit public et droit privé ou bien le raisonnement classique "fait générateur - dommage - lien de causalité". De nouveaux concepts apparaissent, comme le droit des générations futures.
La pédagogue explicite la notion de compliance, dont le pilier est la responsabilité ex ante, par la naissance d'une volonté dans la société civile qui s'internalise dans les entreprises dans une démarche positive : "faire en sorte que ça arrive", ou bien négative : "faire en sorte que ça n'arrive pas". Soit une obligation de faire ou une obligation de ne pas faire.
Ce devoir de vigilance des entreprises passe nécessairement par l'intervention des juristes au sein des Comex. Le fait que les départements RSE soient laissés aux mains de non-juristes ne facilite pas le dialogue au sein des entreprises. Or, un dialogue direction juridique / département RSE / Comex est nécessaire.
Ce constat est partagé par Sabine Lochmann, pour laquelle le juriste doit tirer les enseignements de la crise, soit : anticiper, prévenir, accompagner. Et pour commencer, "sortir de son donjon" et dialoguer. Elle recommande d'utiliser la "comitologie" qui assume le besoin de la transversalité et de collégialité. « Nous ne sommes pas excellents tous seuls » rappelle-t-elle.
Pour Yves Garagnon, le directeur juridique fait face à des pressions contradictoires : attentes des actionnaires, contraintes règlementaires et pressions extérieures. Il y a un équilibre à trouver. Par chance, « la force des juristes est d'avoir appris à raisonner ». De fait, les directions juridiques ne se contentent plus de répondre aux questions qu'on leur pose mais se saisissent de sujets pour anticiper les problématiques.
Anticiper, c'est précisément l'objet de la cartographie des risques.
Savoir détecter les signaux faibles
Parmi la diversité des risques encourus par les entreprises, Pierrick Le Goff met l'accent sur le risque réputationnel. Il apparait que les contentieux ne sont désormais plus uniquement dirigés vers les entités légales mais vers les instances dirigeantes. Il arrive même que les contentieux se déroulent en interne où des instances de gouvernance sont attaquées par des actionnaires activistes, signale Vincent Vigneau.
Le juge nous informe de la réforme en cours du droit de la responsabilité civile qui devrait permettre de sanctionner de dommage et intérêts confiscatoires les entreprises se rendant coupables de "fautes lucratives" par l'omission d'établir une cartographie des risques pour des raisons de rentabilité tout en sachant être dans l'illégalité.
Dans l'attente de prochaines évolutions législatives, Sabine Lochmann souligne le caractère crucial pour les directions juridiques d'écouter les "signaux faibles".
La professionnelle nous fait part de son inquiétude dans un contexte où la peur et la désinformation occupent une place considérable, une posture d'opposition bien loin de la construction d'un "mieux vivre ensemble" auquel nous aspirons. La désinformation est selon elle "le premier risque immédiat pour les juristes".
En cette période dans laquelle l'État de droit semble plus que jamais à préserver, se pose la question des moyens donnés aux directions juridiques pour faire respecter les lois, rappelle Pierrick Le Goff. L'avocat appelle de ses vœux l'intégration dans chaque loi d'une obligation de ressources nécessaires à leur application. Un chantier pour nos futurs députés ?
Pascale Breton