Alors que les signalements de ruptures de médicaments augmentent, le législateur français renforce son arsenal juridique pour sécuriser l’approvisionnement. Cette dynamique s’inscrit dans un cadre européen en pleine évolution, soulevant des enjeux cruciaux de proportionnalité et d’efficacité pour l’industrie pharmaceutique. Explications par Agathe Simon, associée, Mercure Avocats, François-Maxime Philizot, associé, Mercure Avocats et Omayma El Battahi, stagiaire.
La gestion des pénuries de médicaments est une préoccupation majeure en France et en Europe. Si les signalements de ruptures ou de risques de ruptures ont augmenté en 2024, cette évolution ne traduit pas nécessairement une aggravation du phénomène – cette hausse résultant en grande partie des obligations légales et réglementaires qui imposent aux industriels de notifier plus précocement toute tension d’approvisionnement. Cette vigilance accrue des acteurs a ainsi conduit à une multiplication des déclarations, sans que cela ne se traduise systématiquement par une rupture effective, les données officielles montrant que les ruptures/risques de ruptures elles-mêmes ont diminué de 20% en 2024.
Pour autant, le législateur – notamment avec la Loi de financement de la Sécurité sociale (‘LFSS’) pour 2025 du 28 février 2025 – poursuit le renforcement de cette réglementation.
Ces mesures s’inscrivent dans un mouvement plus large au niveau européen avec l’adoption toujours en cours du ‘paquet pharmaceutique’ européen – refonte de la réglementation européenne visant notamment à sécuriser la chaîne d’approvisionnement et à mieux gérer les situations de crise à l’échelle régionale.
Cet arsenal juridique européen s’inspire largement du modèle français qui impose depuis plusieurs années des obligations strictes aux différents acteurs de la chaîne d’approvisionnement (titulaires d’autorisation de mise sur le marché (‘AMM’), grossistes-répartiteurs, pharmaciens), afin de prévenir et gérer les pénuries de médicaments. Ces obligations légales et règlementaires, qui ont été renforcées avec la LFSS pour 2025 et qui figurent dans le Code de la santé publique (‘CSP’), sont notamment les suivantes :
- L’obligation de constitution de stocks de sécurité dont la durée varie selon la catégorie de médicament (1 semaine pour les médicaments hors « médicament d’intérêt thérapeutique majeur » (‘MITM’)), 2 mois (voire 4 mois sur décision du DG de l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des Produits de Santé (‘ANSM’)) pour les MITM et 1 mois si le médicament contribue à la politique de santé publique) conformément à l’article L. 5121-29 du CSP.
- L’obligation de notification des ruptures et risques de ruptures d’un stock de MITM : l’article L. 5121-32 du CSP impose aux titulaires d’AMM et aux entreprises pharmaceutiques exploitantes de signaler sans délais aux autorités sanitaires toute rupture ou risque identifié de rupture.
- La généralisation de la plateforme DP-Rupture : ce dispositif impose aux pharmaciens d’officines et aux établissements pharmaceutiques de signaler directement les informations sur la disponibilité des MITM constatées à leur niveau (article L. 5121-29-1 I du CSP).
La LFSS pour 2025 a par ailleurs considérablement augmenté le plafond des sanctions financières (article L. 5471-1 du CSP) applicables aux acteurs de la chaîne en cas de non-respect de leurs obligations, dans la continuité des amendes prononcées par l’ANSM à l’encontre de 11 laboratoires pharmaceutiques en 2024. Le montant maximal de la sanction financière s’élève désormais à 50% du chiffre d’affaires dans une limite de 5 millions d’euros.
La France n’est pas isolée dans cette démarche de réglementation, la plupart des pays ayant des dispositifs similaires, à l’image de l’Allemagne ou encore du Brésil, où des obligations de notification accrue aux autorités sanitaires ont également été instaurées pour garantir la sécurité de l’approvisionnement en médicaments. Par exemple, en Allemagne, des mesures ciblant des médicaments génériques pour lesquels peu de fournisseurs sont présents sur le marché ont été adoptées en 2023.
Se pose cependant la question de la proportionnalité de ces mesures – compte tenu des capacités réelles des industriels et des impératifs économiques et logistiques qui conditionnent la chaîne de production et de distribution pharmaceutique – avec les exigences de protection de la santé publique. Si la protection du patient et l’impératif de disponibilité des traitements constituent des priorités indiscutables, encore faut-il que les obligations imposées aux industriels demeurent proportionnées et compatibles avec les réalités économiques, logistiques et techniques.
En particulier, l’obligation de stock, si elle répond à une exigence de prévoyance légitime, soulève des difficultés pratiques. Certains traitements présentent des coûts élevés, rendant économiquement difficile, voire dissuasive la constitution de volumes importants dédiés uniquement au stockage. À cela s’ajoutent des contraintes spécifiques liées aux conditions de conservation de certains produits, autant de facteurs qui complexifient la logistique et risquent d’entraver les capacités de mise sur le marché de certains médicaments. C’est la raison pour laquelle la plupart des acteurs plaident pour une action à l’échelle de l’Union européenne, soulignant que les mesures de constitution de stocks prises isolément par un État peuvent avoir des effets pervers, et qu’une approche régionale, fondée sur la coopération, serait plus efficace.
Par ailleurs, les obligations de notification et de partage d’informations entre les acteurs de la chaîne et les autorités constituent un levier essentiel pour anticiper les situations de tension. Cependant, les informations partagées doivent rester des informations strictement nécessaires au but poursuivi, et non des informations stratégiques – au cas contraire, des pratiques anti-concurrentielles pourraient être caractérisées.
Dans ce contexte, l’intelligence artificielle, notamment la blockchain, offre des perspectives prometteuses, pour permettre un suivi en temps réel des niveaux de stocks et une anticipation plus fine des tensions.
Face à ces enjeux, la réponse ne saurait se limiter à un durcissement constant des obligations (et des sanctions) pesant sur les industriels, au risque d’alourdir encore plus leur charge et d’entraver leur compétitivité. Une approche plus globale et concertée s’impose, à l’échelle européenne notamment, afin de concilier les impératifs de sécurité sanitaire et les réalités économiques du secteur pharmaceutique.
Agathe Simon, associée, Mercure Avocats, François-Maxime Philizot, associé, Mercure Avocats et Omayma El Battahi, stagiaire