Noëlle Lenoir, avocate fondatrice, Noëlle Lenoir Avocats revient sur la procédure d’injonction dans la loi sur le devoir de vigilance à l'aune de la jurisprudence du tribunal judiciaire de Paris.
Des clarifications utiles apportées par le tribunal judiciaire de Paris en matière de devoir de vigilance
Il n’a pas fallu longtemps pour comprendre que la loi n°2017-399 du 27 mars 2017 sur le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre (la « loi sur le devoir de vigilance ») – introduite aux articles L.225-102- 4 et L.225-102-5 du code de commerce, générerait une insécurité juridique maximale pour les entreprises soumises à son application (au moins 5000 salariés en France ou au moins 10 000 salariés en France et à l’étranger). Dans une étude de juin 2020 à la Semaine Juridique[1], j’observais que « faute de décret d'application difficilement envisageable (un décret ne peut corriger les imperfections d'une loi), il appartiendra aux juges de dire le droit ». C’est ce qu’a fait ces dernières années le tribunal judiciaire de Paris, désormais exclusivement compétent en vertu de l’article L. 211-21 du code de l’organisation judiciaire, pour connaître des contentieux « vigilance ».
Plusieurs décisions du juge de la mise en état et du juge des référés ont permis d’apporter d’heureuses clarifications en matière procédurale.
Les quatre principales décisions, fondées sur la loi sur le devoir de vigilance, à retenir sont :
- L’ordonnance du juge de la mise en état du 30 novembre 2021 (N° RG 20/10246) rendue en réponse à la demande de voir enjoindre à EDF de modifier son plan de vigilance à raison d’atteintes alléguées aux droits des populations autochtones lors de la mise en œuvre d’un projet de parc éolien au Mexique ;
- Le jugement en référé du 28 février 2023 (N° RG 22/53942) concernant une demande de voir enjoindre à TotalEnergies qu’elle modifie son plan de vigilance et suspendre la réalisation d’un projetprétrolier de sa filiale ougandaise ainsi qu’un projet en Ouganda et en Tanzanie dont l’opérateur,britannique, a pour actionnaire majoritaireTotalEnergies.
- L’ordonnance du juge de la mise en état du 1er juin 2023 (N° RG 22/07100) rendue sur la demande de voir enjoindre Suez S.A de publier un nouveau plan de vigilance après la survenance dommages environnementaux causés par une société au Chili dans laquelle le groupe Suez avait des parts qu’il avait vendues.
- L’ordonnance de mise en état du 6 juillet 2023 (N° RG 22/03403) rendue sur la demande de voir enjoindre à TotalEnergies de modifier son plan de vigilance ainsi que sa trajectoire climatique, mais aussi de suspendre tout nouveau projet pétrolier.
Les assignations à fins d’injonction déposées par des associations et des collectivités territoriales s’appuient sur l’article L.225-102-4 du code de commerce qui ouvre la possibilité à toute personne justifiant d’un intérêt à agir de mettre en demeure une société assujettie de respecter ses obligations relatives à la publication de son plan de vigilance. Selon ce même article, si la société ne satisfait pas aux objurgations de cette mise en demeure dans un délai de trois mois, le tribunal judiciaire de Paris peut, à la demande de cette personne, enjoindre à la société, le cas échéant sous astreinte, de les respecter. Au surplus, « le président du tribunal, statuant en référé, peut être saisi aux mêmes fins ».
Le principe d’une mise en demeure, préalable obligatoire à une assignation à fins d’injonction
En l’absence de précision dans la loi, le tribunal judiciaire de Paris a apporté des précisions sur le régime de la mise en demeure qui doit précéder toute assignation à fins d’injonction.
Il a d’abord affirmé qu’une telle mise en demeure est un préalable obligatoire ainsi que cela découle logiquement du texte de la loi. Encore fallait-il trancher la question.
Dans l’affaire concernant EDF de 2021, le juge de la mise en état a souligné que l’assignation n’avait pas été précédée d’une mise en demeure visant le plan de vigilance critiqué et que dès lors la demande de voir EDF publier un nouveau plan était irrecevable. Dans l’affaire concernant TotalEnergies Ouganda de février 2023, il a confirmé que le défaut de mise en demeure entraîne l’irrecevabilité de toute demande d’injonction devant le juge, tandis que, dans l’affaire relative à Suez de juin 2023, il a rappelé que « toute action visant à faire respecter les obligations qu'il [le plan de vigilance]énumère doit obligatoirement être précédée d'une mise en demeure ». Quant à l’ordonnance de mise en état du 6 juillet 2023 dans le procès climatique intenté contre TotalEnergies, elle souligne que « toute action en justice fondée sur le non-respect des obligations qu’il [le dispositif légal sur le plan de vigilance] doit, à peine d’irrecevabilité, être précédée d’une mise en demeure ».
Tout aussi intéressante est la motivation du juge sur la vocation de l’obligation procédurale que constitue la mise en demeure. Dans son jugement en référé dans l’affaire TotalEnergies Ouganda, le tribunal interprète la mise en demeure comme ouvrant « une phase obligatoire de dialogue et d’échange amiable au cours de laquelle la société pourra répondre aux critiques formulées à l’encontre de son plan de vigilance et lui apporter les modifications nécessaires », ce qui – selon le tribunal – répond à « l’objectif de sécurité juridique et de développement des alternatives amiables de résolution des litiges ». La même approche dans l’affaire Suez conduit le juge de la mise en état à confirmer l’obligation à la suite de la mise en demeure d’engager une « discussion préalable » eu égard à « la volonté du législateur de faire en sorte que les plans de vigilance soient élaborés dans un esprit de concertation ». Le juge de la mise en état, dans le procès climatique contre TotalEnergies, indique quant à lui que « La mise en demeure doit permettre à celui qui en est l'objet de discuter avec celui dont elle émane sur les exigences qu'il formule avant d'être assigné devant un tribunal ».
Une mise en demeure « précise et ferme » ne dispensant pas d’avertir la société de l’action en justice intentée contre elle
Ces décisions emportent trois conséquences importantes pour les entreprises de nature à remédier, pour partie, à l’insécurité juridique créée par la loi sur le devoir de vigilance :
D’une part, il en résulte qu’il ne peut y avoir d’écart entre les demandes formulées dans la mise en demeure et dans l’assignation. A défaut, le dialogue préalable à toute assignation serait faussé. Comme l’a souligné le tribunal dans les quatre affaires susvisées, la mise en demeure doit viser le dernier plan en date, ce qui est logique puisqu’on ne peut enjoindre à une société de changer un plan de vigilance qui a déjà été modifié. Le juge du référé dans l’affaire TotalEnergies Ouganda souligne que si les griefs formulés dans la mise en demeure « sont différents de manière substantielle des demandes et griefs formés au jour des débats », alors il faut considérer que ces griefs n’ont tout bonnement pas été notifiés au défendeur.
En lien avec cette exigence de similitude entre les griefs d’une mise en demeure et ceux de l’assignation qui y fait suite, le tribunal judiciaire de Paris estime, d’autre part, dans les affaires Ouganda et climatiquecontre TotalEnergies que « la mise en demeure doit être suffisamment ferme et précise ».« Plus particulièrement,il n'est pas concevable de saisir le tribunal afin d'obtenir un plan [de vigilance] comportant des objectifs chiffrés qui ne figurent pas dans la mise en demeure et n'ont donc pas pu être discutés au préalable » ; le juge en déduisant que » la mise en demeure délivrée le 19 juin 2019 à la société TotalEnergies ne constitue pas une interpellation suffisante ».
Cette notion d’interpellation suffisante, appliquée à la mise en demeure « vigilance », est novatrice. Elle renvoie à l’article 1344 du code civil qui prévoit que le débiteur est mis en demeure de payer « par une sommation ou un acte portant interpellation suffisante » ; le niveau de précision de l’interpellation étant apprécié par le juge. Ainsi, cette jurisprudence devrait mettre fin aux mises en demeure « tiroir » dont l’imprécision rivalise avec la longueur.
Enfin, dernière conséquence de la jurisprudence « vigilance », le tribunal judiciaire impose aux plaignants des obligations de fairplay vis-à-vis de l’entreprise visée avant de l’attaquer en justice. Dans l’affaire climatique contre TotalEnergies, le juge relèveà cet effet que « le législateur a voulu que la personne redevable du devoir de vigilance soit solennellement avertie avant de faire l'objet d'une action en justice. Or, de simples réunions ne peuvent constituer un avertissement solennel ».
Cette motivation revient de facto à interdire une pratique courante de la part des associations et des collectivités locales plaignantes consistant à rendre publiques des informations sur l’assignation qu’elles déposent contre une entreprise avant même que celle-cien ait reçu notification ! il en est de même pour la mise en demeure que l’entreprise découvre sur l’Internet ou dans la presse.
Des conditions de recevabilité appréciées à l’aune de la rigueur de la jurisprudence judiciaire
Le tribunal judiciaire n’a pas seulement statué sur la recevabilité du recours des associations et collectivités territoriales contre EDF, Suez et TotalEnergies du point de vue de la validité de la procédure préalable à leurs assignations.
Après avoir déclaré irrecevable l’action intentée par les demanderesses sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance du fait de l’irrégularité de la mise en demeure, le tribunal judiciaire de Paris s’est également prononcé sur l’intérêt à agir des associations. Il l’a plus spécifiquement examiné dans le cas où elles invoquaient – à côté de la loi sur le devoir de vigilance – l’article 1252 du code civil sur le préjudice écologique. Cet article prévoit que « Indépendamment de la réparation du préjudice écologique, le juge, saisi d'une demande en ce sens par une personne mentionnée à l'article 1248 [des associations agréés ou créées depuis au moins cinq ans], peut prescrire les mesures raisonnables propres à prévenir ou faire cesser le dommage ».
Pour prendre l’exemple du procès climatique intenté contre TotalEnergies, le juge de la mise en état, dans sa décision du 6 juillet 2023, a écarté la recevabilité de l’intervention desvilles de New York et Paris. Il a justement relevé à propos de Parisque la délégation à la maire de la ville du pouvoir d’intenter des actions en justice ne valait que « dans le cadre de ses activités ». Or il a fait observer que la cessation demandée de certaines activités de TotalEnergies « afin d'enrayer le réchauffement climatique qui affecte la planète entière, n'entre pas dans le cadre de l'activité de la commune de Paris qui se limite à la ville de Paris ».
S’agissant des autres communes, il a constaté que les demanderesses s’étaient fondées sur l’article 1252 du code civil tout en continuant de solliciter du tribunal qu’il enjoigne à TotalEnergies de modifier son plan de vigilance et de réduire ses activités. Il a estimé que ce changement de base juridique constituait en quelque sorte un détournement de procédure. En rejetant la demande comme irrecevable, il n’a pas manqué en effet de noter que « elle a manifestement été faite en vue de contourner l'obligation de mise en demeure prévue au paragraphe II de l'article L225-102-4 du code de commerce ».
Dès lors, est d’autant plus intéressante la motivation « surabondante » de cette décision en ce qui concerne l’intérêt à agir des collectivités territoriales demanderesses. Rappelant que ces collectivités peuvent agir en justice « lorsque leur territoire est concerné », le tribunal remarque que « le préjudice écologique dont elles se prévalent concerne non seulement leur territoire mais le monde entier ». Pour être parfaitement clair, il fait justement valoir que « s'il fallait les déclarer recevables au seul motif que le dommage qu'elles entendent voir réparer ou prévenir concerne leur territoire, cela signifierait que n'importe quelle collectivité locale dans le monde pourrait assigner une société devant le tribunal de céans au motif qu'elle contribue par son activité au réchauffement climatique ».
Cette motivation est plus rigoureuse que celle retenue dans l’arrêt Grande Synthe du 19 novembre 2020 (N° 427301) par lequel le Conseil d’Etat avait donné trois mois au gouvernement pour justifier son refus d’adopter des mesures complémentaires de réduction de gaz à effet de serre. Cet arrêt a surtout marqué en ce qu’il a reconnu l’intérêt à agir de la commune de Grande Synthe au motif de son exposition particulière à des risques d’inondations et à la sécheresse. Certes, on peut considérer que l’une des caractéristiques du recours pour excès de pouvoir étant son ouverture, la conception très large de l’intérêt à agir par le Conseil d’Etat est inspirée du souci faire respecter le principe de légalité. Toutefois, l’arrêt Grande Synthe a ouvert un boulevard aux collectivités territoriales, quelle que soit leur réelle motivation, pour pouvoir attaquer l’Etat.
Le tribunal judiciaire de Paris n’est pas tombé dans cet écueil. Eu égard à la motivation de la décision du 6 juillet dernier, il ne devrait pas, dans la même veine,confondre plan de vigilance et stratégie climatique comme essaient de le faire admettre des assignations qui oscillent entre mise en cause d’une trajectoire de transition écologique, allégation de préjudice écologiqueet demande de modification du plan de vigilance.
Noëlle Lenoir, Noëlle Lenoir Avocats
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[1] Noëlle Lenoir « La loi sur le devoir de vigilance ou les incertitudes de la transformation du droit souple en règles impératives », in la Semaine Juridique, Entreprise et Affaires, n°26, 25 juin 2020.