Dans cette tribune, des avocats lyonnais se prononcent contre l'avant-projet de texte sur l'avocat salarié en entreprise. La tribune est signée notamment par Serge DEYGAS, Bâtonnier de l’Ordre des avocats de Lyon, Joëlle FOREST-CHALVIN, Vice-Bâtonnière de l’Ordre des avocats de Lyon, Marie-Josephe LAURENT, Bâtonnière élue de l’Ordre des avocats de Lyon et Jean-François BARRE, Vice-Batonnier élu de l’Ordre des avocats de Lyon.
L’avocat salarié en entreprise est une invention audacieuse, illustration du pragmatisme à tout prix. « Si le fait l’accuse, le résultat l’excuse » plaidait Machiavel.
Cette question oppose depuis plus de vingt ans les partisans de l’attribution du secret professionnel - et partant, du titre d’avocats aux juristes d’entreprise - à l’écrasante majorité des avocats. D’aucuns y verront une guerre intestine qui ne concernerait que les intéressés, mais la question est plus vaste et concerne en réalité non moins que 66 millions de citoyens, justiciables potentiels.
De quoi s’agit-il ? L’objectif des partisans d’un avant-projet de loi déposé en ce début d’année, est de lutter contre les condamnations, par les juridictions américaines, des entreprises françaises pour pratiques commerciales contraires au droit américain.
Ces entreprises, telles ALSTOM ou TOTAL, seraient condamnées à de lourdes amendes, bien que se conformant au droit de leur pays. Sur les 24 condamnations prononcées l’année dernière, 16 auraient concerné des entreprises européennes.
L’idée, pour protéger ces quelques entreprises, est donc de les doter d’outils efficaces pour leur permettre de se défendre contre les actions engagées à leur encontre par des concurrents ou autorités, notamment américaines, auxquels les législations internes confèrent les plus larges pouvoirs d’investigation au sein des entreprises, dont celles situées sur le territoire français.
Alors qu’il est question depuis de nombreuses années d’accorder aux juristes d’entreprise le « legal privilege», en vigueur dans les pays anglo-saxons et visant à soustraire certains documents de nature juridique à la production en justice, plusieurs rapports plaident en faveur de l’avènement d’une espèce jusqu’alors inconnue, « l’avocat salarié en entreprise ». Ce dernier permettrait aux juristes d’entreprise d’intégrer la profession d’avocats, ce qui protégerait de facto les documents et communications juridiques internes en les rendant insaisissables.
Dans la liste des fervents plaidoyers en faveur de cette création, figure le rapport de Raphaël Gauvain, ancien avocat, député LREM, lequel applaudit des deux mains la « modernisation des pratiques », la fin des « totems » et des « postures », pour, enfin, « mettre le droit au service de la souveraineté économique ».
Les supporters du nouveau monde rivalisent de superlatifs pour louer ce qui permettra «la conquête de nouveaux marchés internationaux », « l’opportunité d’investir le monde du droit des affaires », et la « manne » que cela représentera pour les écoles de droit. Adieu donc « freins anachroniques » et principes poussiéreux, vive la modernité et à nous la compétitivité.
Mais voilà. Les avocats, dans leur immense majorité, ne veulent pas entendre parler de cet AGM, l’avocat génétiquement modifié. Cette opposition serait-elle un énième combat d’arrière-garde d’une profession jalouse de ses privilèges surannés ? Comme souvent, la réalité, loin de la caricature, ô combien pratique, pour ceux qui veulent couvrir l’indignation collective, est tout autre.
Ce n’est pas aux avocats que l’on va apprendre que les mots ont un sens. Et des valeurs. « Lorsque les mots perdent leur sens, les gens perdent leurs libertés », disait Confucius. Et c’est précisément de libertés et d’état de droit dont il s’agit. L’avocat est celui « qui est appelé auprès de celui qui a besoin d’être secouru », il incarne les droits de la défense.
La profession d’avocat n’est pas un palimpseste, ce parchemin que l’on efface pour en écrire un nouveau. Elle est le fruit d’une longue évolution depuis l’Antiquité. Sans avocat, il n’existe ni justice, ni démocratie. Partout dans le monde, là où l’indépendance des avocats n’est pas pleine et entière, le droit, les libertés individuelles sont menacés. Parce que c’est précisément de cela dont il s’agit : D’INDEPENDANCE.
Loin d’être une posture, l’indépendance de l’avocat est inscrite en tête des principes essentiels de la profession, dans la loi française, le Règlement Intérieur National de la profession et le serment de l’avocat. Et il ne s’agit pas d’une exception française, le Code de déontologie de l’Union Européenne l’ayant également accroché en tête de ses principes fondamentaux : « L’exercice professionnel de l’avocat doit être exempt de toute pression, notamment de celle résultant de ses propres intérêts ou d’influences extérieures, la prestation de l’avocat n’ayant aucune valeur si elle a été donnée par complaisance, par intérêt personnel ou sous l’effet d’une pression extérieure. »
L’indépendance suppose ainsi l’absence de subordination matérielle, morale, intellectuelle et juridique. Elle ne constitue pas un avantage, une décoration, ou un privilège offerts à la fonction à laquelle elle est attachée. C’est au contraire une responsabilité, un devoir, celui d’être toujours libre, de son ton, de sa parole, de ses mots et de ses cris, libre de refuser le dossier ou la stratégie qui heurtent ses convictions.
Notre actuel Garde des Sceaux ne disait-il pas : « les vrais avocats ne reconnaissent ni Dieu, ni maître, ils ne rendent compte à personne » ?
Autre principe fondamental, l’avocat, le vrai, est « le confident naturel de son client ». Et la sécurité qui doit accompagner ces confidences est le second corollaire indéfectiblement attaché à la profession d’avocat : le secret professionnel général, absolu, illimité, et dont la violation est un délit pénal puni par une peine d’emprisonnement.
Le caractère absolu du secret professionnel n’est pas instauré dans l’intérêt de l’avocat, ni même dans celui de son client. Le fondement, plus noble encore, est universel, il est celui de l’intérêt général. Ni le médecin, ni l'avocat ne pourraient remplir leur mission si les confidences qui leur sont faites n’étaient pas couvertes par un inviolable secret. D’où la sévérité des sanctions en cas de violation du secret professionnel, dont même le client ne peut délier son défenseur, et les règles particulières en cas de perquisition dans son cabinet, qui imposent la présence de son Bâtonnier.
L’indépendance de l’avocat, consacrée par la loi française et érigée en norme communautaire, est rigoureusement protégée par les juges qui rappellent régulièrement son caractère fondamental.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, les juridictions, quelles qu’elles soient, ne s’en laissent pas conter : le titre d’avocat n’est pas le sésame magique qui ouvre aveuglément les portes du secret professionnel. Encore faut-il que l’avocat soit effectivement soumis aux mêmes obligations que celles qui s’imposent à l’avocat indépendant.
Et c’est là que le bât blesse. Comment concéder le titre d’avocats à des professionnels employés par un unique client et donc soumis à un lien de subordination juridique, morale, économique et même intellectuel ? Comment et surtout pourquoi admettre une sorte de statut d’avocat dégradé, utilitaire, à la carte ?
Le sacrifice des règles essentielles qui régissent la profession d’avocat sur l’autel de bénéfices, sans aucun doute avantageux, risque toutefois de n’être pas même utile à ceux qui comptent en bénéficier, les juridictions françaises comme européennes, refusant de reconnaître le statut d’avocats aux avocats salariés en entreprise, estimant que le « rapport d’emploi unissant l’avocat à celui qu’il défend est incompatible avec la fonction de représentation de l’avocat ».
Certains répondent que ce n’est « que » l’Union Européenne et qu’il ne s’agit « que » du droit de la concurrence. Outre qu’il semble que les questions commerciales et de concurrence soient précisément au cœur du sujet, il paraît pour le moins téméraire d’écarter d’un revers de main l’autorité des normes et juridictions européennes auxquelles nous sommes constitutionnellement soumis.
Les empiriques n’ont pas voulu du « legal privilege », qu’à cela ne tienne, le « legal privilege » n’est plus, vive le « secret juridique ». Il ne sera pas dit que les avocats se contentent de s’opposer sans proposer : Pourquoi ne pas permettre aux juristes d’entreprise de bénéficier d’un « secret juridique » qui renforcerait leurs prérogatives ?
Ce secret, garanti par leurs partenaires naturels, complémentaires mais non interchangeables, les avocats, octroierait aux documents et communications internes la solide protection que les entreprises appellent de leurs vœux, sans hasardeux et dangereux mélange des genres.
Ce n’est pas à ce jour la voie choisie par l’avant-projet de loi, lequel, sibyllin, prévoit, une « expérimentation » du spécimen AGM sur cinq années, autant dire sa mise en place définitive.
L’objectif, bien compris, de la manœuvre n’est nullement de permettre à l’avocat de rentrer dans l’entreprise, mais bien de livrer l’attribut indéfectiblement attaché à l’avocat, le secret professionnel, à une profession dont la pratique n’aura rien de commun avec les robes noires.
Ceux qui prétendent que le lien de subordination se limiterait à la détermination des conditions de travail au plan administratif, et que l’indépendance est « intellectuelle », dans la tête en somme, ignorent tout du lien de subordination. Rappelons que l’employeur est celui qui embauche, emploie, rémunère, dirige, sanctionne et licencie.
Quant à ceux qui rétorquent que le salariat existe d’ores et déjà au sein de la profession d’avocat, ils n’ignorent pourtant pas que ceux-là travaillent pour un avocat soumis à la même déontologie, disposent d’une clause de conscience qui les autorise à refuser de traiter les dossiers qui heurteraient leurs convictions sans risquer la porte, qu’ils n’ont pas l’interdiction de porter la robe, et qu’ils relèvent de l’autorité de leur Bâtonnier. Quand l’avocat salarié en entreprise relèvera du Conseil de prud’hommes.
On l’aura compris, les partisans de cette créature sont des pragmatiques, de ceux qui ne s’embarrassent ni de principes fondamentaux, ni de valeurs périmées.
Les perplexes objectent que cet avocat dépouillé de ses attributs essentiels ne saurait être qualifié d’avocat. « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », disait Camus. Encore un archaïsme ? Le droit n’est pourtant jamais acquis, il suffit pour s’en convaincre d’observer notre époque pour mesurer la fragilité de nos inestimables libertés. N’attendons pas que le puits soit à sec pour connaître la valeur de l’eau, ne jouons pas avec le feu.
« Le vrai progrès c’est la tradition qui se prolonge » disait Michel CREPEAU, ancien avocat et Garde des Sceaux, successeur de Robert BADINTER. La tradition n’est pas qu’un amas de règles désuètes et inutiles, c’est aussi la somme de valeurs imprescriptibles.
Robert BADINTER qui, déjà en 2014, nous exhortait à résister en défendant notre indépendance et par là, l’immense honneur qui nous est fait, celui de la confiance de ceux qui nous confient la défense de leurs droits.
Parce que le sens des valeurs ne se limite pas au sens des affaires, nous ne laisserons pas « l’échelle des valeurs perdre ses barreaux ».
Encore et toujours, nous résistons.