Droit public des affaires en entreprise : désintérêt ou mutation ? Un faux débat

Décryptages
Outils
TAILLE DU TEXTE

Ian Kayanakis, Directeur Juridique Groupe de  TechnipIan Kayanakis, Directeur Juridique Groupe de  Technip, analyse la situation du droit public des affaires en entreprise.

Le droit administratif (pas encore le droit public des affaires) est monté en puissance pendant les Trente Glorieuses et jusque dans les années 80 lorsque l’Etat administrait de façon quasi exclusive son économie nationale sur un mode « colbertiste » : télécommunication, énergie, défense/armement etc. L’expression économique de la souveraineté nationale a connu une belle expansion encadrée par les lois et règlements que l’Etat votait pour gérer ses propres activités, charge pour les acteurs économiques privés (entreprises) de se mettre au diapason si elles voulaient interagir, faire du commerce avec l’Etat et les administrations publiques. 

Ainsi, dans les universités, à l’ENA et au sein de l’école des sciences politiques, l’étude du droit public des affaires servait principalement à apprendre le mode de réalisation par les administrations publiques de leur objet « social » à savoir redistribuer les ressources issues des actifs étatiques qu’elles administraient. Le juriste de droit public en entreprise avait alors un rôle central.

Si l’avènement de l’espace économique européen a sonné le renouveau du droit public grâce à la « V.2 » du droit de la commande publique et de l’avènement du droit de la concurrence et avec lui la régulation européenne, force est de constater que les années 95-2005 sont assez pauvres pour le praticien du droit public des affaires français traditionnel :  peu de formations universitaires « stars », des cabinets d’avocats assez confidentiels et peu de départements juridique affichant une pratique de pointe du « DPA »[1] sauf dans certaines entreprises directement héritières du passé industriel de l’Etat. Or dans ce cas le DPA était souvent logé au sein du département « affaires publiques » sous la responsabilité d’ex-directeurs de cabinets ministériels pour le compte des activités de lobbying de l’entreprise concernée. Ainsi, ce domaine du droit a-t-il fini par échapper au périmètre des départements juridiques.

Toutefois, en dehors des frontières de l’Hexagone et au cours de la décade suivante, ce diagnostic ne se vérifie pas.

Les années 2000 sont celles qui ont bénéficié de la dernière grande période de croissance et vu l’avènement de la mondialisation. Elles sont filles d’un  multilatéralisme tant (i) géographique (échanges entre acteurs économiques de pays différents, création de zones de libre-échange continentales), (ii) sectoriel (polarisation de la production dans les PVD[2] et concentration du tertiaire pour les pays développés) que (iii) monétaire (avènement du yuan, création de l’euro) et (iv) bancaire. Ce multilatéralisme n’a pas été sans conséquence sur les pays fortement administrés économiquement comme la France. Il leur a fallu s’intégrer à ce nouveau schéma et aux énergies économiques qu’il a libérées. Petit à petit l’Etat a mis au placard son rôle traditionnel d’administrateur de ses ressources publiques -rôle pour lequel le droit administratif/public a été bâti-  pour endosser le costume tout neuf de gestionnaire de ses actifs économiques. Le DPA pouvait donc lui aussi aborder une nouvelle phase de son développement.

Le juriste d’entreprise spécialisé en droit public qui avait autrefois pour tâche principale d’assurer le respect du droit de la commande publique a du commencer à s’intéresser de très près au droit privé et ce, afin de conseiller au mieux son management sur la manière dont il fallait désormais se comporter sur un marché privé, concurrentiel et international, face à des entreprises rompues au commerce international privé. Le juriste est passé de la commande de l’Etat à la commande du marché. En outre, l’affaiblissement des ressources financières propres des états européens continentaux du fait de 50 ans de politiques « sociales » dite de providence, les ont obligé ainsi que les entreprises publiques à nationaliser ou à s’associer à des entreprises privées pour financer les grands projets d’infrastructures publiques autrefois pures prérogatives de puissance publiques : prisons, hôpitaux, ponts, autoroute, réseaux de télécommunication. Ce fut le début de l’âge d’or du partenariat public privé qui donna lieu à la fameuse ordonnance de 2004 dite « ordonnance PPP »[3] : le droit public des affaires intimement mélangé au droit privé ou comment permettre à un Etat de confier le financement de structures d’utilité publique voire de déléguer ses pouvoirs de police à des banques privées afin d’assurer la rénovation via un financement privé de son réseau de télécommunication sécurisé dédié à la Police Nationale et à la Gendarmerie.

Les entreprises privées ont ainsi vu émerger sur leurs marchés comme leur contrepartie directe, des sociétés dont l’objet était la gestion des actifs étatiques ou para étatiques ou des sociétés délégataires de l’Etat pour assurer la gestion des anciens domaines régaliens voire des sociétés issues de privatisations ayant gardé dans leur capital une participation significative de l’Etat. Dans le désordre : les banques, la Compagnie Générale des Eaux, France Telecom, les PTT, Air France, Aerospatiale, Elf Aquitaine, Total, EDF, GDF etc.

Il est donc indéniable qu’en France depuis quelques années le rapport d’antagonisme artificiellement créé entre le juriste de droit privé et celui de droit public à tendance à se rééquilibrer. Le juriste de DPA reprend du « poil de la bête » et paradoxalement, cette résurgence se produit du fait du déclin (?) ou de la mutation du droit public traditionnel qui est devenu un outil à la disposition des juristes pour permettre aux entreprises privées, à l’ Etat et aux entreprises (para)publiques d’interagir d’égal à égal. En outre, et je l’ai abordé précédemment, le multipartisme géographique est aussi un facteur qui explique cette résurgence. La dimension internationale du développement économique des entreprises privées et para publiques rend aussi nécessaire une excellente pratique du DPA que je qualifierai d’« international » : conventions fiscales, traités sur les investissements réciproques, conventions internationales sur le développement économique. Une mutation s’est opérée : nous passons du droit de la commande publique au droit de l’interaction de la personne publique avec des contreparties privées.

Ces considérations générales me permettent ainsi d’affirmer sans prendre trop de risque que si (en moyenne) le juriste d’entreprise a pu être un expert du DPA et il le fut dans des entreprises publiques ou dans des administrations, il est désormais (toujours en moyenne) un généraliste de droit des affaires rompu à la pratique du DPA dans un contexte d’interactions internationales entre acteurs économiques de niveau équivalent.

Prenons donc l’exemple de Technip[4] (émanation privée de l’Institut Français du Pétrole) réalisant la très grande majorité de son chiffre d’affaire en dehors de France et d’Europe et qui compte parmi ses clients les plus importants des IOC[5] ou des NOC[6] comme Petronas en Malaisie ou Petrobras au Brésil. Ces entités sont chargées par les Etats au terme de mise en concurrence parfois internationale, du passage de la commande publique en matière d’exploitation de leurs ressources énergétiques. Une fois la concession (ou toute autre forme de contrat public local) accordée par l’Etat, Petrobras sur la base du même type de sélection passe donc des contrats d’exploitation ou de co-gestion avec des majors pétrolières/gazières lesquelles émettent à leur tour des appels d’offre aux sous-traitants sur la base de cahier des charges qui ont forcément reçus l’aval de ces IOC/NOC. Le mécanisme traditionnel de la commande publique se trouve en quelque sorte « privatisé » par ces majors qui l'imposent à leurs sous-traitants mais dans une relation strictement de droit privé. Au sein de sa direction juridique monde un groupe comme Technip ne compte pas de juriste en droit public des affaires toutefois, nécessité faisant loi, les juristes de ce Groupe ont l’obligation de raisonner, de travailler d‘avoir des réflexes qui sont très similaires à ceux du juriste de DPA « ancienne version » ainsi qu'une très grande sensibilité aux problématiques export public tout en étant des privatistes de formation. En sus, les juristes de Technip sont aussi capables de fournir leur input en prenant en compte les règles internationales publiques très spécifiques issues des nouvelles contraintes juridiques nées du multilatéralisme que j'évoquais précédemment (convention OCDE, Compliance, Export Control etc.[7]). En cela la V.2 du DPA a toute son importance dans cette entreprise et je ne connais aucun de ses juristes qui verraient une raison valable de distinguer la nature privée ou publique de leur pratique, pour eux c'est du droit rien que du droit et tout le droit, au service de leur entreprise.

Par Ian Kayanakis, Directeur Juridique Groupe de TECHNIP


[1] Acronyme très usité pour désigner le Droit Public des Affaires

[2] Pays en voie de développement

[3] Ordonnance n° 2004-559 du 17 juin 2004 sur les contrats de partenariat

[4] Technip est un leader mondial du management de projets, de l’ingénierie et de la construction pour l’industrie de l’énergie. Technip est actif dans trois segments d’activités : Subsea, Offshore et Onshore

  • 36 500 collaborateurs dans 48 pays
  • Des actifs industriels sur 5 continents
  • Une flotte de 28 navires en opération et 4 nouveaux en construction
  • Résultat opérationnel 2012 : 821,7 millions d’euros
  • Chiffre d’affaires 2012 : 8,2 milliards d’euros
  • Technip est coté à la Bourse de Paris (EURONEXT : FR0000131708).

[5] International Oil Company

[6] National Oil Company

[7] Le terme générique usité pour décrire tout cela peut être « droit international économique » ou « droit économique international » selon les Masters qui l’enseigne.


A propos

jem17Cet article provient du numéro 17 de Juriste Entreprise Magazine (JEM), magazine de l'Association Française des Juristes d'Entreprise (AFJE) dont le dossier spécial s'intéresse au droit public des affaires.

AFJE





Lex Inside - L’actualité juridique - Émission du 28 juin 2024 :

Lex Inside - L’actualité juridique - Émission du 25 juin 2024 :

Lex Inside - L’actualité juridique - Émission du 21 juin 2024 :