Laurence Fabre, Responsable du programme secteur privé, Transparency International France revient sur la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) à l'aune de la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre la corruption déposée par le député Raphaël Gauvain le 19 octobre dernier.
Quelle place pour la justice négociée dans la lutte contre la corruption en France ? La question agite actuellement la magistrature dans la conduite de l’affaire Bolloré. Elle est aussi au cœur de la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre la corruption déposée cet automne par la député Raphaël Gauvain. Celle-ci propose en effet une évolution de la « convention judiciaire d’intérêt public » (CJIP), outil répressif introduit dans notre paysage juridique par la loi Sapin II, dans le but de lutter plus efficacement contre la corruption transnationale, dans un contexte juridique international largement dominé par des dispositifs anglosaxons.[1]
L’OCDE avait en effet mis en relief dans son rapport de 2012[2] la faiblesse de la France au titre des poursuites engagées, soulignant le peu de moyens dévolus pour faire respecter les engagements pris au titre de la convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers.[3] Il était urgent de légiférer pour poursuivre efficacement des faits dont la complexité, l’opacité et la durée importante des enquêtes demandaient des moyens adaptés.
La loi Sapin II a, en grande partie, rempli ces objectifs, en dotant la France d’un arsenal robuste, à la fois juridique et institutionnel, en s’attaquant à la prévention tout en renforçant la répression, donnant à la lutte contre la corruption un essor et un souffle nouveaux.
En matière de répression, le bilan positif de la CJIP ne s’est pas fait attendre : depuis 4 ans, ce sont plus de 13 conventions judiciaires d’intérêt public conclues, dans des conditions de délais et de coopération jamais égalés, qu’il s’agisse de l’affaire Airbus ou de la Société Générale, traitant à la fois de la corruption d’agents publics étrangers, de la fraude fiscale internationale, du blanchiment de ces infractions aux ramifications internationales.[4]
De part et d’autre, Parquet National Financier et entreprises, la convention judiciaire d’intérêt public est saluée comme un dispositif pertinent dans notre arsenal répressif, notamment par le dialogue et la coopération qu’elle a favorisés avec les autorités étrangères, évitant les risques de la double poursuite et de l’extraterritorialité des lois américaines, et crédibilisant le dispositif français de lutte contre la corruption auprès de nos homologues étrangers. Jamais en France la corruption n’a été autant poursuivie et le montant des amendes aussi concluant. Il faut s’en féliciter.
Le rapport d’évaluation de la loi Sapin II des députés Marleix et Gauvain témoigne du consensus des praticiens quant à l’efficacité de cet outil pragmatique[5].
Toutefois, par sa nature exorbitante du droit commun, la convention judiciaire d’intérêt public repose sur un équilibre qu’il convient de respecter et de maintenir, sauf à en dévoyer le sens et les objectifs.
- D’abord, la convention judiciaire d’intérêt public est un mécanisme dérogatoire au droit commun, en ce qu’il permet à l’entreprise poursuivie pour des faits de nature pénale particulièrement graves s’agissant de la corruption d’agent public étranger par exemple, de ne pas avoir à reconnaître les infractions[6],d’échapper à une condamnation pénale, à l’inscription de celle-ci sur le casier judiciaire et de ne pas être exclue des marchés internationaux. Elle évite la comparution devant un tribunal correctionnel, et la médiatisation qui peut y être attachée, favorise un règlement rapide des dossiers, sans publicité, hormis lors de l’audience publique d’homologation.
- En outre la convention judiciaire est d’intérêt public : de fait, elle ne place pas les parties à la transaction sur un pied d’équilibre. En effet, le Parquet reste maître, au nom du principe de l’opportunité des poursuites, du choix au recours à la convention judiciaire d’intérêt public, considérant qu’il lui appartient, au fil des cas d’espèce, de considérer que cela pourrait s’avérer d’intérêt public.
Il en résulte naturellement que la loi Sapin II n’a pas prévu les conditions d’ouverture de la convention judiciaire d’intérêt public, ce pouvoir relevant de l’appréciation du seul pouvoir judiciaire.[7]
De l’autre, les entreprises qui échappent à la condamnation pénale doivent satisfaire à certaines conditions, que le Parquet entend prendre en compte, chaque fois que lui apparait conforme à l’intérêt public de ne pas engager de poursuites pénales : les antécédents de la personne morale, le caractère volontaire de la révélation des faits dans un délai raisonnable, le degré et la qualité de la coopération avec l’autorité judiciaire, laquelle sera décisive, la mise en œuvre d’un programme de conformité effectif, la mise en œuvre d’une enquête interne. Ces éléments s’apprécient globalement, sous la seule décision du Parquet.[8]
Aussi, la convention judiciaire d’intérêt public repose sur un équilibre satisfaisant entre la nécessaire poursuite de faits particulièrement graves tels que la corruption, dans des conditions adéquates au regard de l’intérêt public ( rapidité, efficacité, coopération internationale) et la volonté, pour se faire, de permettre aux entreprises qui remplissent les conditions édictées par l’autorité de poursuite de bénéficier d’un mécanisme exorbitant du droit commun les excluant de toute condamnation pénale.
C’est sur cet équilibre que la proposition de loi du député Gauvain déposée le 19 octobre 2021 entend quelque peu revenir, au nom de l’efficacité de la lutte contre la corruption et de la prévisibilité du risque pénal, tel qu’affiché dans le rapport des députés Gauvain et Marleix en date du 7 juillet 2021.[9]
Le but est louable : partant du constat que la convention judiciaire d’intérêt public est un dispositif pertinent qui a montré son efficacité, il conviendrait de l’encourager pour que les entreprises y recourent de manière plus systématique, en « sécurisant » leur dénonciation aux autorités de poursuite.
Le risque est certain : créer un droit à la convention judiciaire d’intérêt public pour les entreprises remplissant les conditions édictées, un tel mécanisme tendant à devenir le droit commun de la répression des infractions économiques et financières en France pour les personnes morales, au risque de donner à voir que la poursuite des entreprises françaises pourrait échapper à toute condamnation pénale, contrairement aux personnes physiques. Un tel dévoiement de l’esprit du texte de la loi Sapin II doit nous alerter.
D’abord, la proposition de loi se propose d’intégrer l’infraction de favoritisme dans le champ de la convention judiciaire d’intérêt public alors même que cette infraction ne peut, par nature, connaître de ramifications étrangères puisqu’elle est constituée par la violation de dispositions règlementaires françaises sur les marchés publics. Le rapport des députés Gauvain et Marleix précise d’ailleurs que, côté entreprise, l’objectif est d’intégrer l’ensemble des infractions économiques et financières du code pénal au champ de la convention judiciaire d’intérêt public mais qu’il convient de réaliser un arbitrage afin que le mécanisme reste acceptable.[10] Il s’agit d’un dévoiement de l’esprit de la loi Sapin II qui a pour objet de favoriser la répression d’affaires à dimension internationales, en dotant la France d’outils juridiques susceptibles de dialoguer avec ceux des pays étrangers, notamment américains. La loi Sapin II n’a pas vocation à offrir la convention judiciaire d’intérêt public pour réprimer tout fait de délinquance économique et financière commis par des entreprises françaises.
Ensuite, sous couvert d’incitation à l’autodénonciation des entreprises, la réforme proposée tend à terme à instaurer un véritable droit à la convention judiciaire d’intérêt public pour les entreprises qui remplieraient les conditions éditées. En effet, si le rapport du 7 juillet 2021 des députés Gauvain et Marleix ne va pas jusqu’à intégrer les critères d’ouverture dans la proposition loi, il demande cependant que soient réécrites les lignes directrices dans le cadre d’une nouvelle circulaire afin de lui donner « l’assurance qu’une CJIP lui sera proposée à certaines conditions, notamment si elle coopère pleinement » [11]
On retrouve d’ailleurs dans le rapport cette même proposition pour assurer la « prévisibilité de l’amende » proposée : publier de nouvelles lignes directrices ainsi qu’une nouvelle circulaire du garde des sceaux afin d’assurer la prise en compte de la pleine coopération de l’entreprise, et notamment la révélation spontanée des faits, par la minoration de l’amende selon un barème public.[12]
On voit bien l’objectif de ces deux propositions formulées par le rapport : rendre prévisible le risque pénal de l’entreprise exposée à un risque de corruption en lui permettant 1/ d’exiger du Parquet une convention judiciaire d’intérêt public, à partir du moment où les conditions d’ouverture en seraient respectées ; 2/ de prévoir en amont le montant de l’amende encourue avant même de s’engager dans la mesure.
Ces deux pistes de réflexion déséquilibrent l’architecture de la convention judiciaire qui est d’intérêt public, lequel ne s’apprécie pas de manière contradictoire entre le parquet et l’entité poursuivie.
En outre, offrir aux entreprises la prévisibilité du risque pénal en lui permettant d’accéder à un mécanisme dérogatoire au droit commun sans que le Parquet ne puisse faire jouer l’opportunité de la voie de poursuite, et lui permettre de calculer, dès la commission des faits, dont on rappelle qu’ils sont intentionnels, le montant de l’amende encourue, qui ne saurait être acceptable.
En plus, la proposition de loi formule le souhait de voir formaliser l’intention de conclure une convention judiciaire d’intérêt public, à partir de laquelle l’accès au dossier serait possible. Cet accès au dossier permettrait dès lors d’entrer en négociation dès « l’intention de proposition de CJIP » et de discuter contradictoirement avec le Parquet de la proposition future de CJIP.[13]
Cette mesure affaiblit encore le Ministère Public, lequel voit les propositions de poursuites contradictoirement discutées en amont, comme s’il était possible aujourd’hui de discuter contradictoirement des termes d’une citation à comparaitre devant le tribunal.
Enfin, le projet de loi propose de protéger les documents et les informations transmises par la personne morale à partir de la phase de négociation, laquelle existera dès l’intention formalisée par le Parquet de proposer une convention judiciaire d’intérêt public. Cette mesure de protection au service des intérêt de l’entreprise qui souhaite disposer d’un droit à la convention judiciaire d’intérêt public, mais aussi de la possibilité d’y renoncer en cours de négociation tout en préservant sa défense devant le Tribunal dévoie encore l’esprit de la loi Sapin II et affaiblit ce qui est attendu des entreprises par le législateur.
Aussi, faut- il réformer aujourd’hui la convention judiciaire d’intérêt public parce qu’il est fait le constat que les entreprises ne se « dénoncent » pas suffisamment en amont ?
Il est vrai que toutes les conventions judiciaires d’intérêt public conclues l’ont été par des entreprises sous enquête alors même que la convention judiciaire d’intérêt public assure l’absence de condamnation pour des faits d’atteinte à la probité lorsque que tels faits sont révélés au sein de l’entreprise : Il ne peut y avoir de meilleur gage de prévisibilité du risque pénal pour inciter les entreprises à se dénoncer et la convention judiciaire d’intérêt public conçue par le législateur public est un mécanisme sécurisé.(confidentialité des négociations, assurance d’une absence de condamnation, accès au dossier).
En outre, le rapport des députés Gauvain et Marleix part du postulat que les entreprises s’auto dénonceraient parce qu’elles disposeront d’un droit à la convention judiciaire d’intérêt public : rien n’est moins sûr. Les entreprises pourraient aussi parier sur le fait de ne pas se dénoncer sur des faits dont elles auraient connaissance, même en disposant d’un droit à la convention judiciaire d’intérêt public.
Si la plupart des pistes d’évolution de la CJIP proposées par le rapport d’information sur l’évaluation de l’impact de la loi sapin II des députés Marleix et Gauvain ne figurent finalement pas dans la proposition de loi déposée le 19 octobre, leur inscription dans le débat public démontre que la tentation de dénaturer cet outil répressif existe. Il faut laisser le temps à la convention judiciaire d’intérêt public d’être appropriée par l’ensemble des acteurs dans l’équilibre actuel. Quatre ans pour apprécier un dispositif aussi novateur qui bouleverse la culture des acteurs du droit pénal, cela reste faible. La lutte contre la corruption mérite d’être renforcée, les autorités de poursuites confortées, l’équilibre de la loi Sapin II soutenu.
Laurence Fabre, Responsable du programme secteur privé, Transparency International France
________________________
[1] https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000033558528/
[2]https://www.oecd.org/fr/corruption/locdedeplorelepeudecondamnationsenfrancepourcorruptiontransnationalemaisreconnaitleseffortsrecentspourassurerlapleineindependanceduparquet.htm
[3] https://www.oecd.org/fr/daf/anti-corruption/ConvCombatBribery_FR.pdf
[4] https://www.agence-francaise-anticorruption.gouv.fr/fr/convention-judiciaire-dinteret-public
[5] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_lois/l15b4325_rapport-information
[6] Et les faits quand la convention judiciaire d’intérêt public est conclue durant l’instruction depuis la loi relative au Parquet européen en date du 24 décembre 2020.
[7] Article 41-1-2 du code de procédure pénale. « l’article 41-1-2 du code de procédure pénale réserve au Procureur de la République l’initiative de formuler la proposition de conclure une convention d’intérêt public( CJIP). Il apprécie au cas par cas l’opportunité d’avoir recours à une telle mesure. »
[8] Lignes directrices sur la mise en œuvre de la convention judiciaire d’intérêt public 29 juin 2019
[9] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_lois/l15b4325_rapport-information
[10] « Ils relèvent toutefois que si de telles évolutions méritent d’être considérées, elles doivent être évaluées avec précision. La CJIP constitue un outil efficace mais un élargissement trop rapide pourrait entraîner sa banalisation er risquerait de nuire à son acceptabilité, alors que la pratique n’est pas encore totalement stabilisée. » Rapport Gauvain et Marleix page 104.
[11] Rapport Gauvain et Marleix page 116, propositions n° 20, 21 et 22.
[12] Rapport Gauvain et Marleix, proposition 22
[13] Article 6 I bis proposition de loi du député Gauvain