Critiquer la capacité d’une femme à gérer une entreprise du fait de sa condition de femme constitue une injure publique en raison du sexe

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Alors que la récente relaxe d’un policier, qui s’était adressé à une femme de manière outrancière lors de son dépôt de plainte pour agression sexuelle, suscite de vives réactions[1], il semblerait que la jurisprudence, qui peinait encore à tracer les contours de la notion d’injure sexiste, initie un mouvement en faveur d’une application concrète et effective du régime spécifique à cette notion. Le jugement rendu par le Tribunal judiciaire de Nanterre le 4 avril 2023 est intéressant quant à cette évolution jurisprudentielle et sociétale qu’il caractérise.

1.     le caractère sexiste des injures critiquant la capacité des femmes à diriger une entreprise

Peu après la nomination de la nouvelle directrice d’une société de location de véhicule, le cours de son action avait baissé.

Un actionnaire mécontent de cette baisse s’en était indigné sur un site internet. Ses propos dépassaient le simple commentaire de la nomination de cette nouvelle directrice au sein de l’entreprise. Il déplorait en effet, de manière véhémente et générale la nomination de femmes à des postes de direction d’entreprises du secteur automobile, qui, selon lui, conduirait ces entreprises à une faillite certaine.

Les propos poursuivis au titre de l'injure publique prévue par l’article 33 alinéa 4 de la loi de 1881 à l’égard d’un particulier étaient les suivants :

  • « Encore une femme chez X ??? Mais c'est n'importe quoi A-t-on des femmes chez les constructeurs automobiles ou chez les concurrents d X ??? Non, du moins pas à responsabilité »
  • « Dans le cas d X, à force de mettre des femmes, regardez ou ça a mené le groupe Je n’ai rien contre les femmes à des postes à responsabilités mais là, la Y très mauvais casting. Elle aurait dû rester dans son groupe de conseil, où on parasite des groupes sains mais sans leur faire risquer la faillite ».
  • « Que des femmes, et ça se bat comme des chiffonières à la 1ère occasion ».

La juridiction retient que ces trois passages ne se bornent pas à critiquer les compétences des dirigeantes visées mais rabaissent de manière plus générale les femmes en des termes méprisants :

« Par ces messages, le prévenu soutient que les femmes n’ont rien à faire dans les entreprises œuvrant dans le milieu automobile, au moins pas à des postes à responsabilité, et que la déconfiture que connaît la société X en constitue un exemple saillant.  

Au-delà d’une simple critique sur les compétences de tel ou tel dirigeant, les propos poursuivis constituent donc des termes de mépris visant à rabaisser les femmes, disqualifiées d’office en raison de leur sexe, qui les rendrait inaptes à travailler dans le secteur automobile, où elles entraînent ‘la faillite’ en particulier chez X ».

Le Tribunal judiciaire de Nanterre considère ainsi que la disqualification d’office d’une femme, en raison de son sexe, à un poste à responsabilité constitue des termes de mépris et caractérise l’injure sexiste.

2.   un jugement qui s’inscrit dans le prolongement de deux décisions récentes du Tribunal judiciaire de Paris

Dans deux récentes décisions de 2018 et 2019 le Tribunal de Paris a condamné les auteurs d’injures sexistes au visa de l’article 33 alinéa 4 de la loi sur la presse.

La première affaire portait sur des commentaires publiés en ligne visant des militantes d’une organisation féministe. Le Tribunal de Grande instance de Paris avait considéré l’emploi des termes « cochonne » et « grosse pute » comme des injures fondées sur le sexe. Le tribunal a retenu que l’humour, invoqué par la défense, ne saurait permettre de telles attaques personnelles et dégradantes et a condamné les auteurs de ces propos pour injure à caractère sexiste[2]

Dans la seconde affaire, le Tribunal judiciaire de Paris a condamné pour injure publique en raison du sexe l’auteur de propos publiés sur internet concernant une directrice d’association d’aide aux réfugiés[3].

Les propos poursuivis étaient particulièrement outranciers et ramenaient la partie civile à une condition dégradante d’objet sexuel. La juridiction avait d’ailleurs souligné la grossièreté des termes employés pour condamner les auteurs des messages et n’avait pas fait prévaloir l’expression humoristique.

Dans ces deux décisions, l’injure fondée sur le sexe avait été retenue car les propos ramenaient la femme à un statut d’objet sexuel.

Or ce n’est pas ce dont il s’agit dans le jugement ici commenté, qui marque une avancée supplémentaire.

Le Tribunal judiciaire de Nanterre souligne que les propos qui disqualifient les femmes à des postes à responsabilité, même s’ils ne sont pas excessivement vulgaires ou outrageants, sont des « termes de mépris visant à rabaisser les femmes » et constituent par conséquent des injures sexistes. 

Ces décisions doivent être appréhendées à l’aune d’un climat social plus sensible et intransigeant aux violences faites aux femmes, alors que le développement d’internet génère de nombreuses publications injurieuses à caractère sexiste, que les modérateurs des plateformes peinent à réguler.

Le Haut commissariat à l’égalité homme femme déplorait dans son rapport annuel 2022 que près d’un quart (18,6%) des 200 vidéos les plus regardées en France en 2020 sur la plateforme Youtube scénarisaient ou valorisaient des violences ou insultes sexistes ou sexuelles[4].

A l’occasion de la publication d’un rapport en 2021[5]de la Fondation des femmes, Sylvie Pierre-Brossolette, ancienne membre du CSA expliquait : « Internet, (…) est le lieu de tous les dangers. Non régulé, les pires propos et images pour les femmes peuvent y circuler en toute liberté ».

La décision commentée s’inscrit donc dans ce qui pourrait être un mouvement jurisprudentiel davantage en phase avec les enjeux de société que sont la lutte contre le sexisme, le principe de parité et d’égalité homme-femmes et plus enclin à prononcer des condamnations sur ce fondement très peu usité par le passé.

3.     une condamnation qui contraste avec le succès limité du régime spécifique de l’article 33 alinéa 4 de la loi de 1881 depuis son adoption en 2004

Le jugement du 4 avril 2023 est d’autant plus intéressant si l’on étudie l’impact de ce régime spécial depuis sa création.

Introduit en 2004 par la loi portant création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, le succès du régime spécifique de l’article 33 alinéa 4 de la loi de 1881 –qui instaure une circonstance aggravante pour les injures proférées envers une personne à raison de son sexe–apparait encore très mesuré et les contentieux introduits sur ce texte pour des injures à caractère sexistes rares[6].

Les échecs retentissants et très relayés par les médias de certaines procédures engagées sur ce fondement ont probablement contribué à la rareté des contentieux, à l’occasion desquels les juridictions semblaient accorder plus d’importance au mode d’expression protégé plutôt qu’à la nature sexiste des propos prononcés.

On pense en particulier à l'affaire du rappeur Orelsan, objet d’une grande médiatisation, dans laquelle il a été relaxé[7] alors même que le caractère sexiste des propos en cause avait été constaté par les juges qui avaient souligné la nécessité d’analyser ces paroles « dans le contexte du courant musical dans lequel elles s’inscrivent », avant de faire prévaloir le régime de « liberté renforcé » dont bénéficie le rap comme forme d’expression artistique.

Dans un arrêt de 2016, la Cour de cassation a, dans le même sens, confirmé l’arrêt d’appel qui avait renvoyé aux fins de poursuite l’auteur d’une chronique de presse ayant employé à l’égard d’une femme politique le terme « salope fascisante ». La Cour avait retenu que ces propos avaient été exprimés « sur un ton satyrique, dans un contexte polémique » et par conséquent « ne dépassaient pas les limites admissibles de la liberté d’expression »[8].

Dans une autre affaire, la Cour d’appel de Nancy a relaxé un humoriste qui qualifiait de « conne » et de « salope » une élue de la ville dans laquelle il se produisait, invoquant le genre humoristique[9].

Ces affaires emblématiques illustrent une tendance de la jurisprudence qui jusqu’alors semblait favoriser la liberté d’expression caractérisée par l’expression humoristique ou artistique lorsque l’injure était fondée sur le sexe.

Un parallèle avec d’autres régimes permet de mettre en lumière le caractère singulier de cette appréciation. En effet, l’injure semble être appréciée plus sévèrement lorsqu’elle porte sur des propos racistes ou antisémites[10].

Ce jugementdu Tribunal judiciaire de Nanterre,au même titre que ceux rendus par le tribunal judiciaire de Paris, tend à démontrer une attention plus affirmée des tribunaux en faveur de la protection des femmes, en particulier à l’heure du numérique.

Il faut saluer cette amorce d’une application efficiente de ce régime spécifique réprimant l’injure sexiste et former le vœu que celui-ci joue pleinement son rôle protecteur de la liberté des femmes.

Céline Astolfe, Avocate associée, Lombard Baratelli Astolfe & associés et Louise Boulet, Avocate collaboratrice, Lombard Baratelli Astolfe & associés

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[1]Article publié dans Libération, 25 janvier 2024, « Justice ‘Grosse pute’ : relaxe pour le policier ayant injurié une femme qui portait plainte pour agression sexuelle »

[2]Légipresse 2018 p.373, Propos visant une personne ramenée à la condition de femme comme objet sexuel, constitutifs d'une injure  à caractère  sexiste, Tribunal de grande instance de Paris, 25 mai 2018

[3] Tribunal de grande instance de Paris (17e ch.), 6 novembre 2018, n° 16342000287, Alice B. c/ Stéphane C. et a. , « Diffusion de messages outrageants sur les réseaux sociaux constitutifs d'injures publiques à raison du sexe » – Légipresse 2019. 130

[4] Rapport annuel 2022 sur l’état du sexisme en France, Haut commissariat à l’égalité homme femme

[5]Rapport « NUMÉRIQUE : LE SEXISME EN LIBERTÉ, La représentation des femmes dans les vidéos les plus vues sur Youtube », août 2021, Fondation des femmes et Sciences po Paris

[6] « Outrage aux femmes et propos sexistes (misogynes) à l’épreuve de la loi sur la presse du 29 juillet 1881 » Nathalie DROIN, RSC 2017, p. 481, Dalloz Tribunal de grande instance de Paris (17e ch.), 6 novembre 2018, n° 16342000287, Alice B. c/ Stéphane C. et a., Légipresse 2019 p.130, Diffusion de messages outrageants sur les réseaux sociaux constitutifs d'injures publiques à raison du sexe

[7] Cour d'appel de Versailles, 18 février 2016, n° 15-02.687

[8] Cass, crim, 20 septembre 2016, n°15-82.944

[9] CA, Nancy, 2 août 2016, n°16/592

[10]Légipresse 2014 p.205, Mise en ligne d'une vidéo dans laquelle un "humoriste" tient des propos constitutifs d'injures antisémites , excluant le droit à l'  humour, Cour d'appel de Paris, 28 novembre 2013, n° 13/00072 ; Dieudonné a été condamné pour la diffusion de la vidéo « Shoah Nanas » alors qu’il se défendait par le contexte satyrique et humoristique de la publication de celle-ci. 


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