Décision Amazon du 14 avril 2020 : quels enseignements en tirer pour une reprise sécurisée de l'activité de l'entreprise ?

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Marie-Hélène Bensadoun, Alexandra Berg-Moussa, associées, et Laetitia-Marie Jamet, avocate, du cabinet August Debouzy, reviennent pour Le Monde du Droit sur la récente décisions rendue par le tribunal judiciaire de Nanterre condamnant Amazon.

Le tribunal judiciaire de Nanterre a rendu, le 14 avril 2020, une ordonnance de référé condamnant la société Amazon France Logistique à restreindre son activité aux commandes de produits de première nécessité tant qu’elle n’aura pas mené, en y associant les représentants du personnel, une évaluation des risques professionnels inhérents à l’épidémie de covid-19 et mis en œuvre les mesures nécessaires de prévention et de protection de la santé des salariés.

Cette condamnation est assortie d’une astreinte d’un million d’euros par infraction et par jour de retard.

Amazon a déclaré avoir interjeté appel et annoncé la fermeture de ses entrepôts français pendant cinq jours à compter d’aujourd’hui de ses entrepôts français allant ainsi au-delà des prescriptions de l’ordonnance, et ce,  afin de nettoyer les sites concernés.  Amazon annonce qu’elle fera appel pendant la période de suspension de son activité au dispositif d’activité partielle tout en maintenant la rémunération de ses salariés à 100%. 

A l’origine de cette décision, une action de l’Union Syndicale Solidaire qui reprochait à Amazon France Logistique - qui gère, en France, les centres de distribution d’Amazon – de mettre en danger la santé de ses salariés en ne respectant pas les mesures de protection nécessaires contre l’épidémie de Covid-19.

Une analyse approfondie de cette décision d’espèce permet  néanmoins de discerner les contours du contrôle juridictionnel des mesures devant être mises en place par l’employeur pour organiser la poursuite de l’activité sur site pendant la crise du Covid-19.

Pour autant, on peut s’attendre à ce qu’elle ne reste pas isolée et qu'elle soit même complétée puisque le même jour le tribunal Judiciaire de Lille rendait une autre ordonnance de référé concernant la mise en place et le respect des mesures barrières dans un supermarché qui applique des principes similaires en matière de prévention et de protection de la santé et de la sécurité des salariés mais aussi indirectement des usagers.

Ces principes demeureront applicables pour garantir la reprise de l’activité des entreprises après le déconfinement.

Genèse de la décision

- Acte 1 : les mises en demeure et lettres d’observation de l’administration

Au début du mois d’avril 2020, plusieurs établissements d’Amazon recevaient de la DIRECCTE des mises en demeure de mettre en œuvre les mesures de prévention du risque Covid19 préconisées par le Ministère de la santé et de respecter les principes généraux de prévention par la mise en place d’une organisation et de moyens adaptés, notamment les mesures barrières et gestes de distanciation sociale.

A ces mises en demeure ont succédé des lettres d’observations de l’Inspection du Travail dans lesquelles celle-ci réitérait ses injonctions concernant l’insuffisance des mesures de prévention sur les sites et exhortait l’employeur à renforcer ces mesures en rappelant notamment aux salariés les « consignes quant aux regroupements de personnes et sur les gestes barrière », en les sensibilisant aux sources de contamination au sein de l’entreprise et en leur transmettant des protocoles de sécurité.

L’Inspection du Travail attirait par ailleurs l’attention de la société « sur certaines situations de travail dans lesquelles les règles de distanciation ne sont pas respectées et la nécessité de mesures complémentaires concernant la désinfection des lieux et le lavage régulier des mains ». Elle rappelait enfin la nécessité de procéder à l'évaluation des risques psycho-sociaux dans le document unique d'évaluation des risques professionnels.

- Acte 2 : l’action en référé de l’Union Syndicale Solidaire

Considérant que les conditions de travail au sein des entrepôts ne garantissaient pas la sécurité des travailleurs, l’Union Syndicale Solidaire a saisi le tribunal Judiciaire de Nanterre en référé, faisant valoir que :

  1. L’organisation du travail au sein des entrepôts constituait une violation de l’interdiction des réunions de plus de 100 personnes en lieu clos.
  2. La société n'avait pas suffisamment évalué les risques et n'avait pas pris les mesures suffisantes face aux différentes situations à risque.
  3. La Société n’avait pas respecté son obligation de sécurité et de prévention de la santé des salariés.

Le syndicat sollicitait par conséquent l’arrêt de l’activité des entrepôts en ce qu’ils rassemblent plus de 100 salariés simultanément et, à titre subsidiaire, l’arrêt de la vente et de la livraison de produits non essentiels, c'est-à-dire ni alimentaires, ni d'hygiène, ni médicaux afin de réduire le nombre de salariés présents de manière simultanée de telle sorte qu'ils ne soient pas plus de 100 par entrepôt.

Il demandait que cette condamnation soit assortie d’une astreinte de plus d’un million d’euros par jour tant que n'auraient pas été mis en œuvre : une évaluation des risques professionnels inhérents à la pandémie de Covid-19 site par site ; des mesures de protection suffisantes et adaptées à chaque site ; des outils de suivi des cas d'infection avérées ou suspectées et des mesures pour protéger les salariés qui pourraient avoir été au contact des personnes concernées.

- Acte 3 : la décision du tribunal judiciaire de Nanterre

Le président du tribunal judiciaire de Nanterre a rendu une ordonnance particulièrement didactique dans laquelle il revient en détails sur la teneur de l’obligation de prévention et de sécurité de l’employeur dans le contexte actuel de lutte contre l’épidémie de Covid-19 et de l’état d’urgence sanitaire.

Cette décision doit être considérée comme un vade-mecum des mesures à prendre pour favoriser une reprise rapide et sécurisée de l’activité.

- L’importance du dialogue social dans l’évaluation des risques et la mise en place de mesures de prévention et de protection des salariés.

Pour sa défense, la société indiquait qu’elle avait mis en œuvre l’intégralité des mesures édictées par le gouvernement pour évaluer les risques et assurer la sécurité de ses salariés, de ses partenaires de livraison et de ses clients.

Elle rappelait notamment qu’elle avait :

  • modifié l’organisation du travail de ses salariés ;
  • procédé chaque jour à trois évaluations complètes des risques et des mesures mises en place par le biais :
    • d’un contrôle de l’équipe sécurité ;
    • d’une visite quotidienne des sites avec les représentants du personnel qui le souhaitent ;
    • d’une réunion téléphonique avec l’ensemble des fonctions support de tous les sites ;
  • mis à la disposition des représentants du personnel le document d’évaluation des risques de chaque site mis à jour au moins une fois par semaine.

La société précisait enfin avoir convié à une réunion, les organisations syndicales qui avaient catégoriquement refusé de négocier sur les mesures à mettre en œuvre dans le cadre de la gestion de crise.

Il ressort de la décision que, pour satisfaire à son obligation, la société aurait dû associer les représentants des salariés et particulièrement les CSE des différents sites, à la mise en œuvre des mesures de prévention.

Il souligne l’absence de procès-verbaux de réunions de CSE ou de comptes-rendus de visites et d’audits quotidiens et reproche notamment à la société de n’avoir procédé qu’à une simple information du CSE, postérieurement à la mise en place des mesures.

Le tribunal liste par la suite les manquements de l’employeur à son obligation de prévention et de sécurité concernant :

- le risque de contamination à l’entrée des sites au motif que de nombreux salariés prennent leur poste en même temps et empruntent le même portique tournant. Le tribunal considère que le respect des distances de sécurité et la distribution de gel hydroalcoolique fourni individuellement à chaque salarié ne constituent pas des mesures de prévention suffisantes.

- le risque lié à l’utilisation des vestiaires au motif, d’une part, qu’ils avaient été restreints au seul personnel se rendant au travail en transports en commun ou en moto, contraignant les autres salariés à ranger leur manteaux les uns contre les autres à proximité de leurs postes de travail et d’autre part, qu’aucune directive n’étaient données aux salariés sur le nombre maximum de personnes pouvant utiliser les lieux. Le tribunal considère que la présence « d’ambassadeurs hygiène et sécurité » à l’entrée des vestiaires et la distribution de produits désinfectants ne constituent pas des mesures de préventions suffisantes.

- Le risque lié aux manipulations successives des colis au motif que la société elle-même a reconnu le risque de contamination par le contact d’objets en carton dans l’un de ses outils de formation et qu’elle n’a pourtant pas évalué ce risque dans le DUERP.

- L’insuffisance des plans de prévention avec les entreprises extérieures au motif que tous les plans de prévention n’avaient pas été mis à jour et qu’il n’avait pas été établi de protocoles de sécurité avec l’ensemble des prestataires extérieurs, notamment les transporteurs en charge des opérations de chargement et de déchargement.

- L’insuffisance des protocoles de nettoyage au motif, notamment, que ces protocoles n’avaient pas été formalisés et que la société ne justifie pas avoir porté ces mesures à la connaissance des salariés de façon appropriée alors même que le tribunal constate que la fréquence des nettoyages a été augmentée et que l’organisation du travail a été constamment modifiée.

- L’insuffisance des mesures de distanciation sociale, au motif qu’il persistait des situations de travail rapproché.

- L’insuffisance des outils de contrôle au motif que la société ne justifie pas d’actions mises en place, alors même qu’elle indique avoir affecté 350 salariés « ambassadeurs hygiène et sécurité » pour garantir le respect, par les salariés, des mesures barrières et des consignes de sécurité et de prévention du risque de contamination.

- L’insuffisance des actions de formation, au motif que la société ne justifie pas des actions de sensibilisation et de formation mises en place et qu’aucune formation particulière n’est dispensée sur l’emploi des gants.

- L’insuffisance de l’évaluation des risques psychosociaux dans les DUERP au motif que la société ne justifie pas avoir rempli son obligation d’évaluation des effets sur la santé mentale induits notamment par les changements organisationnels, les nouvelles contraintes de travail, la surveillance mise en place quant au respect des règles de distanciation et les inquiétudes légitimes des salariés par rapport au risque de contamination à tous les niveaux de l’entreprise.

- Les rassemblements de plus de 100 personnes ne sont en revanche pas prohibés dans l’entreprise.

Le tribunal a accueilli l’argumentation d’Amazon et rappelle que la prohibition des réunions de plus de 100 personnes ne saurait porter atteinte à la liberté d’entreprendre.

On comprend ainsi, en filigrane, que cette prohibition ne s’applique pas aux entreprises.

Le tribunal rejette donc les demandes du syndicat qui étaient formulées sur ce fondement.

Les enseignements de cette décision

Elle témoigne du contrôle strict effectué par les juges sur la mise en place de moyens de prévention et de protection efficaces ainsi qu’au respect scrupuleux des règles édictées par le gouvernement pour protéger les salariés dont l’activité ne permet pas la mise en place de télétravail.

Ce que l’on doit en retirer en pratique :

- Elle rappelle l’importance capitale d’associer étroitement les représentants du personnel et particulièrement le CSE, à l’évaluation des risques et à la mise en place des mesures de prévention et de protection des travailleurs.

A cet égard, l’ordonnance souligne la nécessité absolue de documenter toutes les actions prises en concertation avec les représentants du personnel afin de pouvoir en justifier en cas de contentieux ou de contrôle de l’inspection du travail. Outre les procès-verbaux de réunions du CSE, l’ordonnance vise également des comptes-rendus de visites ou d’audits.

- Elle souligne l’importance de l’écrit concernant l’information des salariés sur les mesures de prévention. Il est en effet reproché à Amazon de n’avoir pas formalisé certaines règles qui étaient, en pratique, mises en œuvre dans l’entreprise. Les protocoles, les notices, les notes de service etc… doivent par conséquent faire l’objet d’une formalisation par écrit et, lorsque cela est nécessaire, d’un affichage.

- Elle rappelle qu’une attention toute particulière doit être portée à la mise en place de plans de prévention ainsi qu’à l’actualisation du document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP), lequel doit prendre en compte l’ensemble des risques relatifs à l’épidémie dans l’entreprise, sans oublier les risques psychosociaux

Sont concernés tant les risques en lien direct avec le risque épidémique que ceux qui sont générés par les réorganisations de l’entreprise nécessaires pour éviter ce risque. A ce titre, l’ordonnance précise que l’évaluation doit rendre compte des effets sur la santé mentale induits notamment par les changements organisationnels incessants (modification des plages de travail et de pause, télétravail, ...), les nouvelles contraintes de travail, la surveillance soutenue mise en place quant au respect des règles de distanciation et les inquiétudes légitimes des salariés par rapport au risque de contamination à tous les niveaux de l’entreprise.

- Elle valide la procédure mise en œuvre en cas de contamination d’un salarié.

La société précise avoir mis en place un échange quotidien d'informations entre les équipes support (ressources humaines, directeur d'établissement), les équipes sécurité et les équipes préventions sur les éventuels cas de salariés confirmés ou suspectés d'avoir contracté le Covid 19.

La procédure mise en place par Amazon prévoit l’identification des personnes qui ont eu des contacts étroits avec le salarié infecté en interrogeant directement le salarié concerné, en analysant les informations relatives à ses horaires et ses activités et en visionnant les enregistrements de vidéosurveillance correspondant aux heures de travail du salarié, aux zones de travail et aux espaces collectifs. Une fois identifiées, ces personnes font l’objet de mesures de quatorzaine.

- Enfin, s’il était nécessaire de le rappeler, cette décision met en exergue l’importance de ne pas laisser sans réponse les mises en demeures et observations de l’administration. En effet, au soutien de la condamnation, le tribunal judiciaire fait de nombreuses références aux insuffisances qui avaient été portées à la connaissance d’Amazon par les mises en demeure et les lettres d’observations et auxquelles la société n’avait pas apporté les actions correctrices nécessaires.

Les autres questions soulevées par cette décision

Cette décision soulève également de nombreuses interrogations quant à la poursuite du commerce en ligne vers lequel se sont tournés de nombreux français dans le but, justement, de respecter la distanciation sociale et les mesures barrières.

Le commerce en ligne, et notamment via Amazon, constitue en effet, pour de très nombreux consommateurs, un outil indispensable permettant de se faire livrer à domicile afin d’éviter de se rendre dans des magasins très fréquentés. Il constitue également, pour de nombreuses entreprises actuellement impactées de manière substantielle par les mesures de fermeture de leurs points de vente traditionnels, de maintenir un chiffre d’affaires fortement apprécié et rendu notamment possible grâce à la marketplace d’Amazon et ses capacités logistiques.

Il n’y a certes rien, dans l’ordonnance du 14 avril, qui permette d’affirmer que le commerce en ligne doive être cantonné aux produits alimentaires, médicaux et d’hygiène, dès lors que les conditions de travail des salariés permettent de garantir leur santé et leur sécurité, mais l’on pourrait s’interroger sur les conséquences de cette décision sur les sites de ecommerce en général, qui continuent à assurer la vente et la livraison de produits, quand ces produits ne sont pas de ceux des trois catégories visées par la décision des juges de Nanterre. Les professionnels exploitant ces sites pourraient se trouver inquiétés et risquer une suspension totale de leurs activités en ligne (et non pas partielle s’agissant d’Amazon) s’ils ne tirent pas les enseignements de l’ordonnance du 14 avril. La décision rendue par le tribunal judiciaire de Lille le même jour questionne, quant à elle sur les conditions de poursuite de l’activité des commerces alimentaires et plus particulièrement  des grandes surfaces confrontées aux mêmes impératifs de sécurités de leurs salariés et par la même occasion des usagers.

Ces décisions mettent en exergue l’un des enjeux essentiels auxquels seront confrontées demain l’ensemble des entreprises au moment de la reprise de leur activité.

Marie-Hélène Bensadoun, Alexandra Berg-Moussa, associées, et Laetitia-Marie Jamet, avocate, du cabinet August Debouzy


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