Le 23 septembre 2014, la Cour d’appel de Paris a décidé de soumettre à la Cour de Justice de l’Union Européenne une question préjudicielle de droit de la concurrence avant de se prononcer sur la conformité de sentences arbitrales à l’ordre public international français. C’est la première fois qu’une cour d’appel française pose une question préjudicielle dans le contexte d’un recours en annulation d’une sentence arbitrale rendue dans un arbitrage international.
La question relative au droit de la concurrence s’est posée au cours d’une procédure engagée devant la Cour d’appel de Paris par la société de biotechnologie américaine Genentech en vue d’obtenir l’annulation de plusieurs sentences arbitrales CCI. Les sentences attaquées ont été rendues par un arbitre unique en faveur de la société Hoechst, la filiale allemande de la société pharmaceutique Sanofi-Aventis, dans une affaire relative à l’exécution d’un accord de licence de brevets.
Genentech a ainsi formé un recours en annulation contre la sentence sur la responsabilité rendue en septembre 2012, dans laquelle l’arbitre a déclaré que Genentech était tenu au paiement des redevances réclamées par Hoechst sur le fondement de l’accord de licence. Genentech a également demandé l’annulation de la sentence finale sur le montant des dommages et intérêts et de l’addendum corrigeant des erreurs matérielles dans la sentence finale.
L’accord de licence de brevets conclu par les parties portait sur des technologies brevetées. Selon les termes du contrat, Genentech devait payer des redevances courantes au taux d’un demi pour cent des ventes nettes de produits finis dont la fabrication, l’utilisation ou la vente contreferait, en l’absence de l’accord, une ou plusieurs revendications des brevets sous licence.
Genentech a sollicité l’annulation des sentences rendues par l’arbitre unique sur le fondement de la violation par l’arbitre de la mission qui lui avait été confiée (Article 1520 3 du Code de procédure civile), du non-respect du principe du contradictoire (Article 1520 4° du Code de procédure civile), et sur le fondement de la contrariété de la reconnaissance ou l’exécution des sentences à l’ordre public international (Article 1520 5° du Code de procédure civile).
En particulier, Genentech a fait valoir que la solution adoptée par l’arbitre unique dans les sentences serait contraire au droit européen de la concurrence, et notamment à l’article 101(1) du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne, en ce que l’arbitre a retenu la responsabilité contractuelle de Genentech sans vérifier si la fabrication, l’utilisation, ou la vente des produits litigieux constituaient une contrefaçon des brevets couverts par l’accord de licence de brevets. Pour Genentech, l’interprétation donnée à l’accord de licence de brevets par l’arbitre unique, qui oblige Genentech à payer des redevances alors qu’elle n’a pas contrefait les brevets sous licence, serait contraire au droit européen de la concurrence.
La question de la contrefaçon était au cœur du litige soumis au tribunal arbitral. Elle faisait également l’objet de procédures parallèles aux Etats-Unis où le Tribunal fédéral du district nord de Californie a finalement décidé que les produits litigieux ne contrefaisaient pas les brevets sous licence.
Genentech a convaincu la Cour d’appel de Paris que le point de droit de la concurrence devait être clarifié par la Cour de Justice de l’Union Européenne. La Cour d’appel de Paris a ainsi décidé de sursoir à statuer et de poser la question préjudicielle suivante à la Cour de Justice de l’Union Européenne : "Les dispositions de l’article 81 du Traité devenu l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne doivent-t-elles [être] interprétées comme faisant obstacle à ce qu’il soit donné effet, en cas d’annulation des brevets, à un contrat de licence qui met à la charge du licencié des redevances pour la seule utilisation des droits attachés aux brevets sous licence ?"
Selon Elie Kleiman, associé au sein du groupe arbitrage international de Freshfields Bruckhaus Deringer, «la Cour d’appel de Paris a ainsi reconnu que lorsque des questions complexes de droit européen de la concurrence sont soulevées dans le cadre du contrôle de la légalité des sentences arbitrales internationales, solliciter une clarification de la part de la Cour de Justice de l’Union Européenne est compatible avec la nature du contrôle de la conformité de la sentence avec l’ordre public international ».
Emmanuel Gaillard, associé dirigeant le département arbitrage international de Shearman & Sterling, précise que "cette décision de la Cour se démarque de l’approche adoptée jusqu’alors en la matière, notamment de la jurisprudence Thalès. C’est un pas vers une plus grande déférence à l’égard du droit de l’Union Européenne de la part des juridictions françaises".
L’affaire sera portée devant la Cour de Justice de l’Union Européenne, qui devrait rendre sa décision au cours des deux prochaines années.
Cour d’appel de Paris
M. Acquaviva, Président
Mme. Guihal, Conseiller
Mme. Dallery, Conseiller
Avocats de Genentech
Shearman & Sterling LLP : Emmanuel Gaillard, assisté des collaborateurs Thomas Parigot et Alexei Kirillov
Freshfields Bruckhaus Deringer : Elie Kleiman, assisté de la collaboratrice Shaparak Saleh à Paris ; Peter Chrocziel, à Munich; Boris Kasolowsky assisté du collaborateur Robert Whitener à Francfort ; Thomas Lübbig assisté du collaborateur Christian Ritz à Berlin
Pellerin – De Maria – Guerre : M. Luca de Maria
Avocats de Sanofi
Bird & Bird : Marion Barbier et Annet van Hooft
AFG : M. Alain Fisselier