Quand la protection des marques se heurte aux usages commerciaux antérieurs : Analyse de la décision de la Cour d'appel de Paris du 6 décembre 2024

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Vanessa Bouchara, avocate fondatrice du cabinet Bouchara & Avocats, revient sur un arrêt de la cour d’appel de Paris rendu le 6 décembre précisant le fait que l’exploitation continue, paisible et publique d’un nom commercial paralyse l’action en contrefaçon fondée sur des marques postérieures à ce nom, dans le cadre d’une affaire opposant deux hôtels parisiens, créés à quelques années d’écart, l’un s’appelant « Le Marquis » et l’autre « Marquis ». 

Cette affaire oppose la société Nextone Residence (Nextone) exploitant des résidences hôtelières à la société Helionwood, propriétaire de la société Hôtel Dupleix Suffren (hôtel DS) exploitant un hôtel Le Marquis.

I- Faits et arguments

Nextone a déposé les marques MARQUIS, image 3865066 et MARQUIS FAUBOURG SAINT-HONORÉ en 2011 et 2012, pour désigner des services hôteliers. Helionwood, après l’acquisition des actions de la société Hôtel DS, a enregistré en 2015 plusieurs marques intégrant « MARQUIS ». 

Nextone a assigné Helionwood et Hôtel DS en annulation de leurs marques, soutenant qu’elles portaient atteinte à ses marques antérieures ; et Helionwood soutenait que l’Hôtel DS utilisait le nom commercial Le Marquis de manière continue depuis 2001, lui conférant un droit antérieur opposable. Selon une ordonnance du JME du 9 juillet 2021 devenue définitive, Helionwood et Hôtel DS étaient forcloses, ayant connaissance de l’usage du signe MARQUIS par Nextone depuis plus de 5 ans.

II- La forclusion par tolérance

En droit des marques, la forclusion par tolérance est une fin de non-recevoir. L’article 716-2-8 du CPI, sanctionne l’inaction du titulaire de la marque si :

  • La marque postérieure est enregistrée de bonne foi et exploitée 
  • Le titulaire de la marque antérieure a connaissance et a toléré cet usage pendant 5 ans.

La charge de la preuve repose sur celui qui s’en prévaut. Lorsque la forclusion par tolérance est invoquée comme moyen de défense, la difficulté pour le défendeur est d’établir que le demandeur avait connaissance de l’exploitation de sa marque, et a toléré son usage pendant 5 ans. La jurisprudence apprécie la forclusion par tolérance selon les éléments propres au cas d’espèce (Cass. com., 5 juill. 2016, n°14-18.540). Or l’établissement de Nextone est présent sur des sites comme Booking ou Tripadvisor, il est référencé dans le Guide Michelin depuis 2014 et affilié à Relais & Châteaux depuis 2016. Les sociétés évoluent dans le même secteur, visent la même clientèle et les établissement sont situés à Paris à moins de 3 kilomètres. 

S’agissant du délai de forclusion, il court à compter de la « connaissance de l’usage de la marque » postérieure et le point de départ de ce délai « doit être apprécié par la connaissance de l’usage effectif de la marque »  (CA Paris 17 nov. 2017, n°16-20.736). En l’espèce, le JME a fixé cette date au 1er janvier 2020. 

Le JME en déduit que les marques de Nextone ont été tolérées par Helionwood et Hôtel DS pendant 5 ans : l’action en nullité formée contre les marques de Nextone est irrecevable.

III- Annulation des marques d’Helionwood

L’Hôtel DS ne pouvant plus se prévaloir de l’antériorité de son nom commercial, la Cour devait apprécier si les marques d’Helionwood portaient atteinte aux marques de Nextone, selon ces critères jurisprudentiels : l’identité ou similarité des signes, l’identité des service et le public pertinent. Or les signes en cause identiques ou quasi-identiques, visent des prestations hôtelières et ciblent le consommateur moyen recherchant des services hôteliers de luxe à Paris, susceptible d’être induit en erreur par des noms similaires. L’annulation des marques déposées par Helionwood est donc confirmée.

IV- L’absence de contrefaçon, point fondamental de cette décision 

Une marque ne permet pas au titulaire d’interdire à un tiers l’usage d’un nom commercial si cet usage est antérieur à la demande d’enregistrement de la marque (article L713-6 CPI). Il faut un usage public non équivoque, une identification claire et une antériorité. Or l’enseigne Le Marquis était exploitée de manière visible et constante, le nom commercial était directement associé aux prestations de l’Hôtel DS, et son usage antérieur à l’enregistrement des marques de Nextone. 

Les évolutions de ce nom commercial ne remettant pas en cause « la continuité » de son exploitation, Hôtel DS peut continuer à l’exploiter, malgré l’annulation des marques d’Helionwood. Nextone est déboutée de ses demandes en contrefaçon.

V- Concurrence déloyale et parasitaire, fondement inefficace 

Helionwood et Hôtel DS reprochaient à Nextone de tenter de profiter de leur notoriété. Or, Helionwood et Hôtel DS ne justifient d’aucun fait caractérisant des actes de concurrence déloyale, et ne démontrent pas que Nextone cherchait à se placer dans leur sillage et à profiter de leurs investissements. De plus, la forclusion par tolérance empêche d’agir en nullité des marques et de s’opposer à leur usage. 

VI- L’anticipation, essentielle en droit des marques

Helionwood et Hôtel DS ont tardé à déposer leurs marques et à agir contre Nextone, perdant ainsi les avantages des droits détenus par Hôtel DS sur son nom commercial. Désormais, l’exploitation du signe Marquis par Hôtel DS est limitée, et les sociétés devront coexister en exploitant des noms identiques/similaires. 

Cette affaire souligne donc l’importance d’un suivi proactif de ses droits de propriété intellectuelle. Il est essentiel de déposer les signes exploités en tant que marque au plus tôt et d’agir contre tous tiers susceptible de porter atteinte à ses droits, ce qui n’est véritablement possible que dans le cadre de la mise en place d’une surveillance par un professionnel de la propriété intellectuelle.

Vanessa Bouchara, avocate fondatrice du cabinet Bouchara & Avocats