Comment des hiboux pixélisés se sont-ils retrouvés au centre de débats engageant le futur de la propriété intellectuelle ?

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Sydney Chiche-Attali, fondateur du cabinet Chiche-Attali Avocats et Kenan Komecoglu, juriste en propriété intellectuelle évoquent des problématiques liées aux droits de propriété intellectuelle associés aux NFTs ainsi que des scandales récents ayant mis ces questions en lumière ("Cryptopunks", "Moonbirds", etc.).

Un Non-Fungible Tokens (NFT) est un jeton échangeable sur une blockchain, qui constitue une forme de certificat de propriété associé à un objet virtuel ou physique.  Le Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique (CSPLA) a récemment précisé dans un rapport intitulé « Sécuriser le cadre juridique pour libérer les usages » qu’un NFT « est assimilable à un bien meuble incorporel, qui correspond à un titre de propriété sur le jeton inscrit sur la blockchain, auquel peuvent être associés d’autres droits sur le fichier numérique vers lequel il pointe »[1].

Les premiers NFT sont apparus en 2017 sur la blockchain Ethereum notamment avec la collection « CryptoPunks » proposant 10 000 avatars, tous uniques, représentant des Punks pixélisés avec différents attributs. Par la suite, le marché des NFT a connu une année particulièrement active en 2021 avec un volume de ventes de 27,2 milliards de dollars[2].

Cependant, comme le révèle le récent rapport du CSPLA, il est nécessaire de répondre à certains enjeux juridiques, notamment de propriété intellectuelle, pour sécuriser les usages des NFT.

En effet, dans l’euphorie du marché des dernières années, les acquéreurs des NFT ne se souciaient pas réellement des droits associés lors de l’acquisition d’un NFT.  Pourtant, des scandales récents relatifs à des collections emblématiques, comme les « CrytoPunks » ou les « Moonbirds », ont bouleversé le marché et obligent aujourd’hui à s’interroger sur les droits associés aux NFT.

L’intérêt de préciser les droits associés aux NFT

Le Code de la Propriété intellectuelle (CPI) prévoit en son article L. 111-1 que « L'auteur d'une œuvre de l'esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. Ce droit comporte des attributs d'ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d'ordre patrimonial »

Le CPI précise expressément que « la propriété incorporelle (…) est indépendante de la propriété de l’objet matériel »[3].

Le propriétaire du support matériel d’une œuvre physique ne détient donc pas la propriété incorporelle de ces œuvres qui comprennent les droits de reproduction et de représentation, à moins d’en avoir obtenu la cession express.

Ainsi, le propriétaire d’une toile de maître ou d’un tirage photographique ne bénéficie pas, sauf accord explicite de l’auteur, du droit de les reproduire ou de les présenter publiquement hors d’un cercle privé.

La propriété de l’œuvre et les droits d’auteur étant indépendants, chaque exposition du support d’une œuvre ou chaque reproduction de celle-ci doit ainsi s’accompagner d’une autorisation et d’une rémunération de l’auteur.

De même, lorsqu’un collectionneur acquiert un NFT, il ne dispose d’aucun droit sur l’œuvre associée. Autrement dit, il n’y a pas de cession des droits patrimoniaux avec l’acquisition d’un NFT.

Cela a des implications importantes car, par exemple, le simple fait pour les propriétaires de NFT de reproduire, ou représenter l’œuvre associée en tant que photo de profil ou dans un métavers peut être constitutif d’un délit de contrefaçon.

En effet, la méconnaissance des collectionneurs sur l’étendue des droits que leur confère l’acquisition d’une œuvre est largement répandue dans le secteur. De la même manière que l’acquéreur d’une œuvre d’art physique pense parfois détenir l’ensemble des droits rattachés à celle-ci, les détenteurs de NFT estiment souvent à tort pouvoir les utiliser et les exploiter à leur guise, notamment dans l’espace numérique.

Néanmoins, il existe deux façons différentes pour conférer à l’acquéreur du NFT des droits patrimoniaux sur l’œuvre associée au NFT qu’il achète. On retrouve la cession de droit, qui entraine un transfert d’un ou plusieurs droits de propriété intellectuelle, et la licence de droit, qui est une autorisation pour une utilisation spécifique.

Aujourd’hui, l’intérêt d’un NFT peut résider dans les droits patrimoniaux qui y sont associés. Le société Yuga Labs, créateur de « Bored Ape Yacht Club », et le collectif Proof, créateur de la collection « Moonbirds », l’ont bien compris parfois à leur dépens.

Le cas de la collection « CryptoPunks » : la conservation des droits d’auteur par les créateurs

Les acquéreurs des NFT de la collection « Cryptopunks », dont certains acquis pour plusieurs millions de dollars, pensaient détenir les droits de représentation et de reproduction liés à leurs avatars notamment pour les utiliser à des fins commerciales. C’est le cas notamment de Spottie Wifi, rappeur virtuel crée à partir d’un « Cryptopunk ». Or, certains propriétaires de « CryptoPunks » se sont vu reprocher par leurs créateurs du Larva Labs, de faire un usage commercial de leurs avatars, notamment au travers d’un système de « location ». En effet, le Larva Labs affirmait à juste titre, qu’en l’absence de cession des droits d’auteur aux détenteurs des NFT, il conservait les droits d’auteur sur les avatars liés.

Récemment, la société Yuga Labs, créateur de la collection de NFT « Bored Ape Yacht Club » a acquis les droits de propriété intellectuelle de la collection « CryptoPunks » et a annoncé que « chaque propriétaire d’un NFT de « CryptoPunks » détiendrait désormais les droits de propriété intellectuelle sur ces images, comme c’est déjà le cas pour les détenteurs de « Bored Ape », et notamment le droit d’en faire un usage commercial »[4].  À la suite de cette annonce, le volume des ventes de « CryptoPunks » a augmenté de 1 219% en 24h.

Cependant, dans le cas de la collection « CryptoPunks », il ne s’agit pas d’un véritable contrat, mais simplement d’un accord unilatéral de la part de la société Yuga Labs, autorisant l’exploitation même commerciale des « CryptoPunks » par leurs détenteurs avec une promesse de ne pas les poursuivre en justice. Cependant, il convient de rappeler que Yuga Labs pourrait décider unilatéralement, notamment en cas de changement de direction, de mettre fin à cette autorisation et par conséquent les propriétaires des NFT « CryptoPunks » ne pourraient plus exploiter les œuvres liées.

Le cas de la collection « Moonbirds » : l’autorisation d’exploitation accordée à tous via licence CC0

Lancée en avril 2022 par le collectif Proof, « Moonbirds » est une collection développée sur la blockchain Ethereum, regroupant 10 000 NFT qui s’apparentent à des hiboux pixélisés avec des attributs différents. Le site consacré à la collection précisait que les détenteurs des NFT possédaient « la Propriété intellectuelle » avec l’acquisition d’un NFT[5] mais le cofondateur de Proof, Kevin Rose, a récemment annoncé que la start up allait adopter une licence CC0 (Creative Commons Zero) pour les « Moonbirds ».

Les « Creative Commons Zero » sont des licences qui permettent à quiconque d’utiliser l’œuvre soumis à licence CC0 pour créer des œuvres dérivées. Cela inclut également les personnes qui ne sont pas propriétaires des NFT.

Autrement dit, l’adoption d’une licence CC0 signifie que les images associées aux NFT « Moonbirds » tomberaient dans le domaine public. Par conséquent n’importe qui pourrait exploiter les images des hiboux pixélisés, ôtant ainsi ce monopole aux détenteurs des NFT.

En effet, une œuvre qui tombe dans le domaine public peut être exploitée par n’importe qui, sans autorisation des ayants droit de l’auteur, même à des fins commerciales.

Ce changement inattendu des droits associés aux NFT « Moonbirds » a été très mal accueilli par les détenteurs des « Moonbirds » et a entraîné des conséquences négatives notamment sur le marché qui a chuté brutalement.  Un des propriétaires de « Moonbirds » a même affirmé qu’il avait perdu un « accord de licence à 6 chiffres » lié à sa collection après l’annonce du collectif Proof[6].

En conclusion, il est clair que le marché des NFT est un marché risqué pour le moment, car les licences et conditions associées aux NFT peuvent changer brutalement, même pour les collections les plus emblématiques. En effet, le secteur des NFT n’est toujours pas assez structuré et réglementé. En France, il n’existe ni réglementation, ni jurisprudence régissant précisément les NFT même si un règlement est actuellement en discussion à l’échelle européenne.

Les collectionneurs et les acteurs du marché des NFT commencent à mesurer, notamment au regard des scandales récents, que la question des droits associés aux NFT est majeure et essentielle. 

Sydney Chiche-Attali, fondateur du cabinet Chiche-Attali Avocats et Kenan Komecoglu, juriste en propriété intellectuelle

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NOTES

[1] Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique (CSPLA), Rapport de la mission sur les jetons non fongibles, « Sécuriser le cadre juridique pour libérer les usages », 12 juillet 2022

[2] Nonfungible.com, Yearly NFT Market Report 2021

[3] Art. L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle

[4] Annonce de Yuga Labs en date du 11 mars 2022

[5] Moonbirds: The official PROOF PFP : https://nest.moonbirds.xyz/

[6] Poste Twitter de Lakoz.eth (@Lakoz_.), 5 août 2022


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