Entrée en vigueur le 1er mars 2010, la procédure de question prioritaire de constitutionnalité (QPC) résulte des dispositions de l’article 61-1 de la Constitution. Deux ans après, Charles Ménard, directeur associé du cabinet Ernst & Young, se propose de dresser un état des lieux.
La période de deux ans écoulée depuis l'entrée en vigueur de la procédure de QPC permet d’en dresser un premier bilan, centré sur la matière fiscale et douanière, et organisé, d’une part, autour de la politique de renvoi du Conseil d’Etat et de la Cour de Cassation et, d’autre part, des premiers enseignements à tirer de la jurisprudence du Conseil Constitutionnel.
I. Un rôle de filtre pleinement assumé
Au 26 février 2012, 193 décisions avaient été rendues, à rapprocher d’un total de 1024 QPC soulevées devant les juridictions administratives ou judiciaires. Les cours suprêmes des deux ordres ont donc adopté une politique de renvoi assez mesurée, moins d’une question sur cinq ayant été transmise. Les décisions de non-renvoi émanant du Conseil d’Etat ne représentent qu’un tiers du total des décisions de non-renvoi (au nombre de 831), preuve qu’il a fait montre dès l’origine d’une certaine souplesse dans l’appréciation des critères de transmission. En contrepoint, la Cour de Cassation apparaît donc plus sévère dans sa politique de renvoi.
En limitant le champ de l’étude à la sphère fiscale et douanière, il apparaît que les QPC relevant de l’un de ces domaines représentent plus de 20 % des décisions de non-renvoi. Ce pourcentage non négligeable repose cependant pour partie sur la contestation massive de certaines dispositions, telles que l’article L. 16 B du Livre des Procédures Fiscales (LPF), (48 décisions de non-renvoi) ou l’article 1647 B sexies du Code Général des Impôts (CGI), (36 décisions de non-renvoi). A elles deux, ces dispositions ont donc cristallisé plus de 43 % du total des décisions de non-renvoi.
Au fond, les principaux motifs de non renvoi ont été les suivants :
Bien évidemment, le Conseil d’Etat a été amené à rejeter une QPC portant sur une disposition d’ordre réglementaire, à savoir l’article 310 HA de l’annexe II au CGI (CE, 9ème s.-s., 2 juin 2010, n° 338965, M. Ponsart). Mais, même de nature législative, toute disposition n’entre pas nécessairement dans le champ de l’article 61-1 de la Constitution. Le Conseil d’Etat en a décidé ainsi à propos d’une loi de ratification d’une convention internationale au motif qu’une QPC en la matière reviendrait à contester la conformité de la convention internationale à la Constitution (CE, 10ème et 9ème s.-s., 14 mai 2010, n° 312305, M. Rujovic).
Un autre motif de non-transmission tient à la circonstance que la disposition attaquée a déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil Constitutionnel (cf. notamment C. Cass., 29 septembre 2010, n° 10-19584 à propos de l’article L. 16 B du LPF dans sa rédaction antérieure à l’entrée en vigueur de la loi LME du 4 août 2008). Dans d’autres espèces portant sur le même texte, la Cour de Cassation a refusé la transmission en considérant que la question n’était pas nouvelle (C. Cass., 11 juin 2010, n° 12092).
Enfin, l’absence de caractère sérieux de l’inconstitutionnalité alléguée a très souvent fondée le refus de transmission. A titre d’illustration, le Conseil d’Etat a considéré que la règle particulière de dévolution de la charge de la preuve prévue par l’article 57 du CGI ne portait pas atteinte au principe d’égalité devant les charges publiques tiré de l’article 13 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC) dans la mesure où elle concerne des contribuables placés dans une situation différente des autres au regard de l’objectif constitutionnel de lutte contre la fraude fiscale et que la différence de traitement qui en résulte repose sur des critères objectifs et rationnels (CE, 3ème et 8ème s.-s., 2 mars 2011, n° 342099, Sté Soutiran et Cie).
Au-delà de la politique de renvoi pratiquée par le Conseil d’Etat et la Cour de Cassation, la jurisprudence du Conseil Constitutionnel fournit aussi d’intéressantes clés pour appréhender la QPC en matière fiscale et douanière.
II. Les enseignements à tirer de la jurisprudence du Conseil Constitutionnel
Le Conseil Constitutionnel a rendu 193 décisions dont 30 en matière fiscale et douanière. Toutes matières confondues, une décision sur quatre a abouti à une déclaration de non conformité, totale ou partielle, alors que le taux de non-conformité s’abaisse à 16 % pour les décisions rendues en matière fiscale et douanière. Le législateur fiscal semble ainsi avoir été moins sanctionné que le législateur pénal, par exemple. Les principaux apports de la jurisprudence du Conseil Constitutionnel peuvent être mis en lumière à travers les points suivants :
1. La QPC peut être soulevée dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir
Dès lors qu’une instruction ou circulaire contient des normes réglementaires et donne lieu à un recours pour excès de pouvoir, une QPC peut être soulevée dans le cadre de ce recours contre la disposition législative dont la teneur est reproduite par cette instruction ou cette circulaire (C. Constit., 29 septembre 2010, n° 2010-44 QPC, M. et Mme Mathieu)
2. Le contrôle de constitutionnalité a posteriori ne recouvre pas exactement le contrôle de constitutionnalité a priori
Si le contrôle de constitutionnalité englobe la Constitution et le bloc de constitutionnalité, le Conseil Constitutionnel a refusé de l’étendre dans son contrôle a posteriori aux "objectifs à valeur constitutionnelle", notamment à celui d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la DDHC de 1789 (C. Constit., 22 juillet 2010, n° 2010-4/17 QPC, M. Alain Cachard).
Toutefois, dans le cadre de son contrôle de constitutionnalité des lois a priori, le Conseil Constitutionnel a ensuite censuré une disposition législative en tant qu’elle était notamment contraire "à l’objectif d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi" (C. Constit., 28 décembre 2011, n° 2011-644 DC, à propos de l’article 978 bis du CGI). Il pourrait en conséquence en être déduit que le Conseil Constitutionnel fait varier l’intensité de son contrôle, et partant le champ des principes auxquels il est porté atteinte, selon qu’il intervient avant ou après la promulgation de la loi en cause.
3. Des déclarations de non-conformité à la portée limitée
L’atteinte au principe d’égalité est le moyen le plus souvent invoqué par les requérants en matière fiscale.
Le Conseil Constitutionnel a considéré qu’une rupture du principe d’égalité devant les charges publiques était ainsi avérée dans le cas d’une société qui était la seule à supporter un prélèvement additionnel de nature fiscale de 25 % sur son bénéfice (décision Cie agricole de la Crau précitée). De même, la règle d’imposition forfaitaire prévue au 2 de l’article 168 du CGI (taxation d’après les signes extérieurs de richesse, majorée en présence de six éléments de train de vie) a été jugée contraire au principe d’égalité devant les charges publiques en ce qu’elle faisait peser sur une catégorie de contribuables une charge excessive au regard de leurs facultés contributives sans que cette situation soit justifiée par des critères objectifs et rationnels (C. Constit ., 21 janvier 2011, n° 2010-88 QPC).
Deux autres principes à valeur constitutionnelle ont été invoqués avec succès par les requérants.
D‘une part, le Conseil Constitutionnel a affirmé que la constitutionnalité de l’effet rétroactif d’une loi était subordonnée au respect du principe d’équilibre des droits des parties dans un procès, en d’autres termes que le bénéfice de la rétroactivité ne pouvait être unilatéral (C. Constit., 10 décembre 2010, n° 2010-78 QPC, Sté Imnoma).
D’autre part, le Conseil Constitutionnel a jugé contraire au principe d’individualisation des peines une disposition de l’article 1741 du CGI en ce qu’elle imposait au juge de procéder à la publication de la condamnation du délit de fraude fiscale au Journal officiel et d’ordonner l’affichage de ce jugement pendant trois mois, sans pouvoir faire varier la durée de l’affichage et ses modalités (C. Constit., 10 décembre 2010, n° 2010-72/75/82 QPC).
En revanche, le moyen tiré de l’atteinte aux principes de nécessité, de proportionnalité et d’individualisation des peines a été regardé comme inopérant à l’égard des majorations prévues aux articles 1728 et 1729 du CGI (C. Constit., 17 mars 2011, n° 2010-103 QPC, Sté SERAS II ; 17 mars 2011, n° 2010-104 QPC, Epoux Bertrand). Le Conseil Constitutionnel a fait sien l’argumentaire du Conseil d’Etat selon lequel l’existence de taux différents prévus par la loi permet au juge de proportionner les pénalités selon la gravité des agissements commis par le contribuable.De même, l’incompétence négative du législateur n’est pas de nature à être utilement soulevée à l’appui d’une QPC dans la mesure où, selon le Conseil Constitutionnel, elle attente plus aux droits des parlementaires dans le cadre de la procédure d’adoption de la loi qu’aux droits et libertés des justiciables garantis par la Constitution (C. Constit., 18 juin 2010, n° 2010-5 QPC, SNC Kimberley Clark).
Utilisant le pouvoir qu’il tient du 2ème alinéa de l’article 61-1 de la Constitution, le Conseil Constitutionnel a pu faire varier l’application dans le temps de la déclaration d’inconstitutionnalité. Si l’abrogation d’une disposition de l’article 1741 du CGI a eu un effet immédiat, la censure des dispositions prévoyant la confiscation de marchandises saisies en douane s’est par exemple vue conférer un effet différé.
Enfin, le juge constitutionnel a validé certaines dispositions législatives en assortissant sa décision d’une réserve d’interprétation. Tel est le cas notamment à l’égard de l’article 155 A du CGI dont la mise en œuvre ne doit pas conduire à des situations de double imposition (C. Constit., 26 novembre 2010, n° 2010-70 QPC, Moreau).
Il ressort de ce bref panorama que le Conseil Constitutionnel a fait preuve de retenue dans le cadre de son contrôle de constitutionnalité a posteriori, sans être influencé par les principes appliqués par d’autres juridictions, notamment la Cour européenne des droits et de l’homme, et en rappelant qu’il "n’a pas un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement ; qu’il ne saurait rechercher si les objectifs que s’est assigné le législateur auraient pu être atteints par d’autres voies, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées à l’objectif visé." (C. Constit., 17 septembre 2010, n° 2010-28 QPC, Assoc. sportive Football Club de Metz). Le soupçon de gouvernement des juges semble donc écarté, ce que citoyens et justiciables peuvent apprécier différemment…
Charles Ménard
Directeur associé, Ernst & Young