Le droit positif et le droit naturel sont deux notions fondamentales rencontrées par les étudiants dès leurs premières années à l’université. Ces droits sont antinomiques en ce qu’ils visent des finalités différentes mais pourtant ils coexistent voire même se complètent. Pour illustrer l’évolution du système juridique ces dernières années et en observer les tendances dans le but de dégager un modèle durable pour l’avenir, nous allons nous appuyer sur la situation du marché de la vente de graines et de semences en France et au cas d’espèce de l’association Kokopelli.
LE RAPPEL INTRODUCTIF DE LA REGLEMENTATION SUR LES ESPECES VEGETALES
Il faut tout d’abord rappeler que le droit interne réglemente les semences et les plants en imposant qu’ils soient inscrits aux catalogues officiels français ou européens pour pouvoir être commercialisés. Une dérogation existe toutefois et autorise la vente directe aux particuliers.
En effet, constituant un matériel végétal vivant, sa qualité peut fortement évoluer. De la qualité de ce matériel, c’est-à-dire notamment de sa pureté et de sa germination, dépend l’espérance de récolte des agriculteurs et des jardiniers. En conséquence, il est nécessaire que les professionnels spécialisés apportent le plus grand soin à la production, au conditionnement, au stockage, aux conditions de conservation, à la manipulation et à la vente de ce matériel végétal. La difficulté est que l’acheteur ne peut pas vérifier instantanément et visuellement la bonne qualité du produit qu’il achète. C’est pourquoi, le commerce des semences et des plants, tout comme leur production, est réglementé.
Cette réglementation a pour but de garantir à l’utilisateur la qualité des semences et d’éviter que la responsabilité des vendeurs soit engagée à leur insu. La réglementation est établie dans l’intérêt de l’utilisateur ; elle protège également le commerçant contre la concurrence déloyale.
En pratique, pour commercialiser des semences ou des plants, aux niveaux européens et français, il faut que les variétés soient inscrites sur les catalogues officiels français ou européen. Les catalogues européens reprennent les catalogues nationaux, et répertorient ainsi toutes les variétés autorisées à la commercialisation sur le territoire de l’Union européenne.
Chaque nouvelle variété est inscrite au Catalogue officiel par décision du ministère de l’Agriculture et le coût d’inscription d’une variété n’est pas neutre, il va de 500 € pour les variétés anciennes à 10.000 € pour les variétés agricoles récentes.
L’association Kokopelli s’illustre justement en s’opposant à ce système qui favorise les industriels et les plus grosses structures qui ont plus de moyens et notamment les producteurs de semences hybrides. Kokopelli s’engage donc à distribuer des semences libres de droits et reproductibles. Cependant cela se fait en contradiction avec les réglementations en vigueur mais l’association estime son action plus importante et plus juste que les règles fixées et qui constituent le droit positif. Ils ont été à de très nombreuses reprises condamnés, par la DGCCRF pour vente illicite de variétés non inscrites au catalogue officiel des espèces et variétés, pour défauts de marquages de noms de variété, par des tribunaux de première instance, des Cours d’appel et également la Cour de cassation et la Cour de Justice de l’Union Européenne. Pour autant, cela n’a pas entamé leurs actions.
Jean Jacques Rousseau disait : « le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir ».
Par ces termes Rousseau explique l'idée que la force ne peut jamais se suffire à elle- même parce-que si le pouvoir qui est exercé sur autrui n'est pas légitime, vient nécessairement un moment où ce pouvoir est contesté et même détruit.
La règle de droit parce qu'elle exerce une contrainte sur la conduite des individus a donc besoin de cette légitimité. Au-delà de la règle elle-même, il ne peut y avoir de pouvoir normatif que si le droit créé par ce pouvoir apparaît comme étant justifié par un fondement suffisamment solide. La question des fondements du pouvoir normatif est naturellement très ancienne et elle a au cours de l'histoire reçue différentes réponses qui traduisent elles-mêmes des conceptions philosophiques diverses. On peut distinguer deux grands types de fondements à la règle de droit.
Le premier considère que le droit n'est pas à proprement créé par l'Homme mais qu'il est plutôt découvert par celui-ci dans la nature des choses. Ce premier courant prend le nom de jus naturalisme.
Le second qui est apparu plus tard considère quant à lui que le droit est le pur produit de l'Homme et qu'à ce titre il doit être étudié comme un phénomène objectif et mesurable grâce à des instruments qui suppriment toute subjectivité de l'observateur. Il emprunte à la philosophie d'Auguste Comte et prend le nom de positivisme.
LE DROIT COMME TRANSCRIPTION D'UNE NORME NATURELLE : LE JUS NATURALISME
Ce courant est très ancien puisque l'on considère que sa première expression textuelle se trouve dans l'antiquité grecque au sein de la pièce de théâtre Antigone de Sophocle (Ve siècle avant JC). Dans cette pièce, deux frères se battent pour le trône de Thèbes. L'un des deux tue l'autre. Ce pose la question des funérailles du défunt. La sœur de ce dernier souhaite lui accorder, chose que le roi Créons interdit par une loi.
C'est Aristote au IVe siècle avant JC qui va le premier théoriser le droit naturel en mettant en avant que la perfection de la nature dont l'homme est un des éléments, doit être prise pour modèle et qu'ainsi les règles de fonctionnement que l'on peut observer dans la nature doivent être réutilisées dans les lois humaines. Autrement dit il y aurait dans la nature même des choses l'expression d'une loi naturelle qui devrait servir de modèle au droit légal. Plus précisément Aristote considère que le droit légal doit tendre au bien commun, lequel est exprimé dans la loi naturelle.
Au XIIIe siècle l'importance du Christianisme va expliquer que Saint Thomas d'Aquin propose d'intégrer la Loi divine qui résulterait de l'Ancien et du Nouveau Testament dans la création de la règle de droit puisque si la nature ainsi que ses lois ont été créées par Dieu, c'est qu'il existe au-dessus des lois naturelles, la Loi divine.
A la fin du XVIe, début du XVIIe siècle, le droit naturel connaît une nouvelle évolution en raison de l'importance qu'à désormais pris les droits subjectifs. En effet l'idée développée par Grotius est que le droit objectif ne se justifie que parce qu'il permet de protéger la liberté naturelle que possède tout Homme et que donc c'est la préservation de cette liberté naturelle au travers les droits subjectifs qui justifie les règles. Ce courant de pensée prend le nom d'école du droit naturel. Pour les tenants de l'école du droit naturel, la volonté individuelle joue un rôle très important puisqu'elle est l'expression de la liberté naturelle de tout individu. Il faut donc que les règles de droit protègent cette volonté individuelle.
Enfin à la fin du XIXe siècle le droit naturel connaît un dernier regain doctrinal qui constitue le droit naturel moderne. Deux figures de ce courant de pensée peuvent être évoquées.
Stammler qui défend l'idée que malgré la diversité des législations nationales toutes traduisent le droit naturel puisque celui-ci aurait un contenu variable.
Enfin il faut citer Gény qui quant à lui considère que le droit naturel est toujours à l'origine des lois humaines et qu'il est donc universel bien que son contenu soit restreint. Ces dernières tentatives s'expliquent en raison de l'essoufflement du jus naturalisme qui est fortement concurrencé par l'autre courant de pensée, le positivisme.
LE DROIT COMME PRODUCTION D'UN FAIT DE SOCIETE : LE POSITIVISME JURIDIQUE
Le positivisme juridique s'attache avant tout à la réalité des faits. Il part donc d'un constat : il existe des règles de conduite qui sont imposées aux individus par une autorité qui leur est extérieure. Deux branches du positivisme se distinguent alors : Celle qui considère que la source unique du droit est l’État, positivisme Étatique, positivisme pur.
Tandis que l'autre branche considère que parce-que l’État n'est rien d'autre que la personnification juridique de la société, c'est la société elle-même qui est la source première de la règle de droit.
Le positivisme étatique apparaît d'abord dans les travaux de Jhering qui soutient l'idée qu'il existe un combat pour le droit, c'est dire qu'au sein du chaos initial le droit a été imposé par la force aux individus par l’État.
C'est Kelsen qui va théoriser le pouvoir normatif de l’État en avançant l'idée que l’État est par définition titulaire du pouvoir normatif et qu'à ce titre il lui appartient également de le déléguer à d'autres, conformément aux règles fondamentales contenues dans la Constitution. C'est ainsi que selon Kelsen la règle de droit se justifie elle-même parce qu'elle résulte du pouvoir de créer des normes qui appartient en premier ressort à l’État.
Le positivisme sociologique quant à lui est avant tout dû aux travaux de Durkheim, qui met en avant que d'un point de vue strictement objectif c'est à dire détaché de tout jugement de valeur, la règle de droit et sa production sont avant tout un fait social.
Cette approche se comprend parce qu'il s'agit là du tout début de la sociologie qui en la matière s'intéresse à la production des règles de droit.
Il faut aussi citer Duguit qui lui exprime la nuance selon laquelle si le droit est certes produit par la société, c'est avant tout pour assurer la solidarité collective, sociale.
Il faut enfin dire quelques mots du marxisme parce-que celui-ci préconise le dépérissement du droit. En effet, le droit est considéré comme un instrument d'oppression des possédants sur le prolétariat. Ce courant de pensée considère donc que grâce au progrès social, le droit a vocation à disparaître puisque la société capitaliste bourgeoise doit laisser sa place au socialisme puis enfin au communisme, État dans lequel l'éducation des consciences suffira à assurer par elle-même le bon fonctionnement de la société.
On peut pour illustrer l'importance du choix de l'un ou l'autre de ses courants de pensée prendre deux exemples au sein de l'histoire de la philosophie du droit.
Le premier exemple est celui de la querelle des droits subjectifs qui opposa Guillaume d'Occam (théoricien franciscain) et les Franciscains, au Pape Jean XXII. Il met en avant que les vertus cardinales résident dans la pauvreté. Or si la propriété existe c'est parce-que Dieu lui-même l'a voulu ; d'où cette querelle.
Il développe donc la notion de droit subjectif. Il explique que les Franciscains ne remettent pas en cause la loi mais ils prétendent simplement ne pas s'en prévaloir.
Le deuxième exemple est la querelle qui oppose la pensée de Thomas Hobbes avec son ouvrage le Léviathan, à Jean Jacques Rousseau et son Contrat social. Pour Hobbes, à l'état de nature l'homme est un loup pour l'homme. La seule solution qu'il voit, c'est un État qui impose son autorité pour assurer la paix et la sécurité. Mais pour Hobbes, cet État ne peut s'instaurer que par la force du souverain. Quand bien même il existerait un pacte social celui-ci aurait simplement été octroyé par le souverain au peuple.
Au contraire Rousseau considère que ce qui fonde le pouvoir de l’État c'est un véritable contrat social qui unit les Hommes pour former une société dont ils confient la direction à l’État. Cela signifie que pour Rousseau, le principe est que toute souveraineté est par définition populaire. A partir du moment où l’État viole le contrat, les individus ont le droit de se rebeller.
VERS UN AFFAIBLISSEMENT DU POSITIVISME AU PROFIT DU RENFORCEMENT DU JUS NATURALISME
La présentation de ces deux courants ayant été faite, il apparait clairement que notre droit actuel, notre droit interne est un droit positif en ce qu’il émane de la société, de l’État. La norme suprême qu’est la Constitution dispose même en son article 3 que
« la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par voie du référendum » et que notre système d’organisation, la République, est le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » selon son article 2.
Le positivisme juridique répond donc parfaitement aux exigences de cohésion au sein d’un État et permet de garantir l’intérêt général.
Cependant ces dernières années, nous assistons à un renforcement des individualités et des revendications d’intérêts privés à l’instars du combat de l’association Kokopelli, ou du mouvement vegan ou encore des gilets jaunes.
Le droit positif n’est plus efficace pour répondre aux attentes de tous et la cohésion du groupe s’étiole sous les manifestations croissantes de l’intérêt de minorités qui estiment leurs actions plus légitimes et supérieures au droit positif en vigueur.
Il est vrai que répondre à l’intérêt de tous et établir des règles générales et adaptées à tous n’est pas chose aisée, surtout quand les aspirations diffèrent au sein du groupe. Cependant le droit naturel est encore moins la solution du fait qu’il émane et s’adresse à un sous-ensemble encore plus étroit et tente d’imposer sa vision au groupe tout entier. Dans ce cas de figure, c’est l’idée même d’adhésion au groupe social qui est atteinte et on passe alors d’une République à un système dictatorial.
Étant donné qu’il est impossible de contenter et concilier tout le monde, le droit positif et le droit naturel ne cesseront jamais de cohabiter. Pour que le système fonctionne et soit pérenne dans l’avenir il faut que le droit positif qui reste la seule réponse valable à la cohésion du groupe social emprunte et s’adapte aux résurgences et revendication du jus naturalisme. Il doit se rendre plus agile, plus à l’écoute pour suivre les évolutions de la société et les intégrer à défaut de quoi il se retrouvera en disharmonie avec elle, en décalage et cela sera générateur d’instabilités, de tensions, de frictions et de fragmentations du groupe social.
Ludovic Mounoussamy
Founder & CEO de CAP Strategy Consulting
Chargé d’enseignement à ISM - IAE de Versailles Saint Quentin en Yvelines Doctorant Chercheur au Centre de Recherches en Economie et Droit de l’université Paris 2 Panthéon-Assas